Dans notre premier épisode, nous avons pu nous rendre compte de la manière dont les violences institutionnelles, exercées à l’encontre des plus vulnérables dans les lieux de relégation, avaient été qualifiées aux États-Unis, puis en Europe. Emerge donc de tout ce mouvement, construit historiquement et socialement, une typification, sous forme de grille, de la maltraitance possible exercée envers les bénéficiaires de l’Action Sociale, constituée de 5 types de violence et de 2 types de négligence. Comment la société française sanctionne-t-elle ces maltraitances, quand elles deviennent avérées ? Et cela suffit-il pour en empêcher le développement ?

  1. 1 La maltraitance protégée

Sophie est surveillante de nuit dans un foyer de la protection de l’enfance, ouvert du plus jeune âge, au sortir de la pouponnière, jusqu’aux 14 ans des enfants. Un nouvel entrant a été confié récemment à l’institution par ordonnance du juge des enfants. Celui-ci avait été saisi par la propre mère de cet enfant de 10 ans, à la suite des violences qu’elle avait subi de la part de ce fils, qu’elle n’était plus en mesure de contrôler.

Le comportement violent et incontrôlable de cet enfant a posé tout de suite des problèmes, aussi bien à l’équipe éducative de jour qu’aux surveillants de nuit. Mais l’approche de la situation de cet enfant semble insuffisamment professionnelle aux yeux de Sophie. Par exemple : l’équipe, qui a du mal à comprendre les raisons des brusques accès de colère de cet enfant, va lui coller une étiquette stigmatisante, le qualifiant de schizophrène, sans qu’aucun diagnostic psychiatrique ne justifie ce terme et, malheureusement également, sans qu’aucun membre du personnel éducatif ne semble être en capacité de définir finement, ce qu’il peut y avoir derrière cette étiquette, comme caractérisation et comme explication de ce comportement.

Ce soir-là, le jeune enfant est en crise et refuse d’obéir aux adultes. Il intègre néanmoins sa chambre, mais commence à y casser, de rage, un certain nombre d’objets. Une des collègues de Sophie intervient alors manu militari, mais elle ne se contente pas de tenter de maîtriser l’enfant par de la contention physique, elle lui administre une véritable correction à poings fermés. C’est si violent, que les autres collègues de la frappeuse, y compris Sophie, sont obligés d’intervenir et d’arracher la victime des bras de son agresseuse.

Pour Sophie, il n’y a aucun doute : le « pétage de plomb » de sa collègue est inadmissible Un adulte, qui pèse au moins le double du poids d’un enfant, ne peut pas le maintenir au sol et l’abreuver de coups de poing, sans que cela soit qualifié de maltraitance par violence physique, ce de manière intentionnelle.

En dehors de la présence de l’agresseuse, Sophie s’adresse à ses autres collègues témoins de la scène, pour qu’ensemble elles rapportent cet « élément indésirable ». Il s’agit donc témoigner de la violence exercée par la collègue auprès de la direction, pour que celle-ci puisse en tirer les justes conséquences. Pour Sophie, au vu de ce que sa collègue a montré ce soir-là comme comportement, elle peut très bien reproduire son geste à nouveau.

Aux yeux de Sophie, qu’aurait-il fallu faire dans cette situation ? Elle trouve que l’enfant a déjà eu une part de comportement responsable en allant dans sa chambre et non pas en théâtralisant sa colère dans les couloirs et devant les yeux des autres enfants. Une des surveillantes de nuit aurait dû accompagner cet enfant dans sa chambre et user de contention strictement verbale. Et qu’importe si cela n’aurait pas suffi et qu’un objet quelconque ou une vitre ait valsé en miettes. Le lendemain, l’équipe de jour aurait pu reprendre avec cet enfant l’acte qu’il avait commis pour en comprendre les raisons et une réparation intelligente, du style remplacer avec l’homme d’entretien le carreau cassé, aurait pu être prononcé. Mais, en aucun cas, une correction physique n’aurait dû avoir lieu.

Or Sophie va être sidérée de constater que ses autres collègues refusent de s’associer à elle dans la rédaction de l’élément indésirable. Pour elles, il est hors de question de dénoncer leur collègues et de lui faire risquer la perte de son emploi. Par contre qu’un jeune puisse se faire démonter, cela ne semble pas peser lourd dans la balance.

Sophie va être obligée de prendre ses responsabilités, individuellement et non pas collectivement. Elle va donc envoyer seule le mail de signalement à la directrice. Celle-ci va convoquer Sophie et lui expliquer, pourquoi elle ne décernera aucune sanction à la collègue violente. Cette dernière serait venue d’elle-même, dès potron-minet le lendemain matin, s’en entretenir avec la directrice. Elément qui semble suffisant aux yeux de cette dernière, pour passer sur « l’incident ».

Sophie suspecte une relation amicale entre cette collègue et la directrice, antérieure à l’embauche de la première dans l’institution. L’absence de sanction du comportement de la professionnelle aura les effets qu’on imagine : quelques jours plus tard, Sophie se retrouve de service commun avec cette collègue, qui pavoisera comme un coq en arpentant les couloirs, aucunement honteuse de son attitude passée. Pour Sophie, sa collègue, ayant été légitimée dans une forme de toute-puissance, sera tout à fait en mesure de reproduire les mêmes actes, peut-être juste un peu plus sournoisement, en dehors du regard du reste de l’équipe.

Tout cela dit sans compter les conséquences bien sûr pour l’enfant lui-même, qui ne voyant pas sanctionner son agresseur renforcera encore un plus sa méfiance dans les adultes et dans les règles du vivre ensemble. Ou comment fabriquer dans les foyers de l’enfance les bombes à retardements, qui exploseront quand le gamin deviendra adulte ?

 

  1. Les sanctions possibles

Jacques Lacan parle de la « Loi grand L » en désignant la loi symbolique, celle qui rend conscient chaque humain de la nécessité d’organiser ses interactions avec ses semblables de la manière la plus pacifiée possible. Visiblement dans cette institution la Loi n’a guère cours. Dans ce cas-là, il faut opposer à ce déficit symbolique la « loi petit l », c’est-à-dire celle des différents codes légaux, qui régissent les interactions humaines.

En France, les textes sont très clairs contre les auteurs de maltraitance et contre ceux qui ne les dénoncent pas. 3 textes sont importants en la matière :


Non-assistance à personne en péril
La non-assistance à personne en péril, aussi appelée non-assistance à personne en danger, est la disposition la plus générale : elle réprime à la fois l’omission d’empêcher une infraction et l’omission de porter secours (article 223-6 alinéas 1 et 2 du Code Pénal), toutes deux sanctionnées par une peine de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.
Manquement au devoir d’information
Le manquement au devoir d’information des autorités judiciaires et administratives en cas de connaissance de faits de maltraitance : le Code pénal punit de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait, pour quiconque, de ne pas signaler des situations de privations, de mauvais traitements ou d’atteintes sexuelles sur mineur de moins de quinze ans ou sur personne fragile (article 434-3 du Code Pénal).
Protection du salarié
Le fait qu’un salarié ou un agent a témoigné de mauvais traitements ou privations infligés à une personne accueillie ou relaté de tels agissements ne peut être pris en considération pour décider de mesures défavorables le concernant en matière d’embauche, de rémunération, de formation, d’affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, de mutation ou de renouvellement du contrat de travail, ou pour décider la résiliation du contrat de travail ou une sanction disciplinaire. En cas de licenciement, le juge peut prononcer la réintégration du salarié concerné si celui-ci le demande ». (article L. 313-24 Code de l’Action Sociale et des Familles)

2 de ces textes affirment donc, à coups d’amendes, mais également d’emprisonnement, le risque qu’il y aurait à ne pas intervenir ou à ne pas signaler. Le 3° protège les témoins lanceurs d’alerte.

Le cadre légal existe donc. Face à cette institution, qui pratique la protection de l’adulte maltraitant au détriment de l’enfant victime, Sophie peut très bien se servir de la loi pour exercer une pression sur l’institution : « Voyez, madame la directrice, le risque que vous prenez à manquer à votre devoir d’information auprès des autorités judiciaires et administratives : jusqu’à 3 ans de prison et 45 000 € d’amende. Au minimum du minimum, si vous ne souhaitez pas transmettre ces informations, au moins faites preuve de votre pouvoir disciplinaire en tant qu’employeur vis-à-vis de la salariée ! »

Hélas, trop souvent des institutions sont coupables de complicité de mauvais traitement, parce qu’elles préfèreront l’injustice au scandale. Les institutions pratiquent une forme d’omerta favorables à la reproduction des situations de maltraitance. A leurs salariés, témoins de tels agissements, d’oser faire le rappel à la loi du risque couru par ces institutions à couvrir les maltraitances !!

Dans l’épisode suivant, nous étudierons les différents outils saisissables, individuellement et collectivement, par les témoins pour lancer l’alerte sur les faits de maltraitance.