LE TÉMOIGNAGE de JEAN (le prénom est changé)
Jean, Éducateur Technique Spécialisé, va être le témoin dans son institution d’un changement conduit à marche forcé. Sous le prétexte d’un meilleur accompagnement des jeunes autistes, via les nouveautés de l’éducation structurée, c’est surtout un changement dans le financement du Travail Social qui lui apparaît. Son établissement étant désigné comme pilote dans l’expérimentation du financement à l’acte, qu’importe la brutalité et l’inefficacité que recèle cette nouvelle modalité : puisqu’il a été décidé qu’il s’agit de l’avenir du secteur, son instauration doit se faire sans contestation de la méthode et des résultats.
RARE SPLENDEUR D’UN OUTIL DU TRAVAIL SOCIAL
Le lieu est superbe : ce magnifique manoir en plein milieu d’un parc arboré avec ses dépendances laisse augurer du train de vie et du confort de vie dont a pu bénéficier la bourgeoisie triomphante du XIX° siècle. Mais aujourd’hui, en plein XXI° siècle, ce ne sont plus quelques nantis qui profitent de ces installations et de cet environnement exceptionnel, mais tous les jeunes de cet Institut Médico-Educatif en provenance de tout le département.
Pour donner un exemple de la taille de terrain : il faut parfois jusqu’à dix minutes de marche à pied pour que les enfants passent d’un atelier à l’autre et nombre d’éducateurs prennent leur voiture quand ils doivent se rendre depuis une salle d’activité à celles de réunion située dans l’ancienne gentilhommière.
Les possibilités de l’endroit ne consistent pas seulement en l’espace et dans le contact avec la pleine nature offert aux enfants. Les outils sont là : les enfants ne vont pas par exemple à l’extérieur de l’institution pour pouvoir bénéficier d’une médiation animale, le domaine possède ses écuries et ses propres chevaux pour que les jeunes puissent s’adonner à l’équithérapie.
L’ENGAGEMENT D’UN ÉDUCATEUR
Jean est éducateur technique spécialisé au sein de l’établissement et il gère un atelier d’apprentissage en cuisine. Il allie à sa bienveillance et à son désir de contribuer au développement de ces enfants, un sens de l’organisation et de la rigueur personnelle. Il en
faut en effet, car il y a des règles de sécurité et d’hygiène en restauration qu’il est impératif
de respecter. Il en faut également pour qu’à chaque séquence d’une demi-journée, il soit
possible de mettre les jeunes en tenue, de les faire participer au choix d’un menu, de
comprendre la recette, de la réaliser, de déguster le résultat et de concourir au rangement
du lieu et des tenues.
Actuellement, Jean alterne ses temps de présence au sein de l’institution, qui lui sert de
lieu de stage et d’application, avec ceux de formation en école pour décrocher le Diplôme
d’État d’Éducateur Technique Spécialisé. Cela fait plus de dix ans que Jean fait fonction
d’ETS, mais pour partir en formation il lui a fallu attendre plusieurs cycles de trois ans,
puisqu’un seul moniteur d’atelier pouvait partir en formation à la fois. Jean a bénéficié
des savoirs de ses collègues déjà diplômés, mais il avait hâte de recevoir un véritable
enseignement sur les pathologies et sur l’apprentissage spécialisé pour développer son
projet d’atelier, bâti pour le moment sur des savoirs plus empiriques.
Jean est également sapeur-pompier bénévole depuis des années. Il faut du courage et
de la maîtrise de soi pour partir au feu et comprendre comment attaquer cet adversaire,
si souvent inattendu dans ses réactions. Jean, avec toutes ses années d’expérience, est
parvenu à devenir sous-officier et instructeur.
On peut dire que les expériences de vie que Jean a vécues lui ont donné une véritable
philosophie de la sagesse et du temps. Il faut en effet du temps pour savoir comment
aider un enfant qui possède des difficultés psycho-cognitives, il en faut pour apprendre
à combattre le feu, il en faut également pour bâtir une famille et assumer pleinement son
rôle de mari et de père. Les choses ont besoin de temps et de patience pour se construire.
C’est ça le sens de la vie.
CHAMBOULE TOUT À LA SIFPRO7
C’est parce que Jean est un véritable bâtisseur qu’il ne comprend pas ce qui est arrivé à la
SIFPro depuis un an et pourquoi une telle tornade a pu s’abattre sur son institution.
Jusqu’ici ils n’étaient que quelques enfants à présenter des traits autistiques, alors
que la majorité des autres subissaient surtout une déficience mentale. Ces enfants
à caractère autistique possèdent un certain nombre de traits communs : difficulté à la
communication envers autrui et à la concentration, agressivité toujours possible avec
des passages à l’acte… Leur petit nombre au sein de l’établissement permettait de les
répartir au sein des différents groupes, lors des activités de développement ou des ateliers
de préprofessionnalisation. Il était toujours possible de les intégrer, malgré leur manque
d’attention et d’inscription dans la durée d’une activité, en pratiquant avec ces enfants-là
un travail de semi-autonomie, en les associant par bouts de séquence à l’activité, puis en
les laissant partir dans leur monde dès qu’ils se lassaient.
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7. Section d’Initiation à la Formation Professionnelle, partie de l’IME qui s’adresse aux jeunes de 14 à 18 ans (21
ans en cas de prolongation jeune majeur) et qui les sensibilise au monde professionnel
Autrement dit, les séquences d’apprentissage étaient configurées pour permettre une
stimulation optimale pour les enfants souffrant de déficience intellectuelle, les plus
nombreux, les enfants à traits autistiques, les moins nombreux, s’incorporant à la marge,
mais bénéficiant surtout de la stimulation relationnelle du groupe dont ils n’étaient pas
écartés.
Voilà qu’en cette nouvelle année, changement de fusil d’épaule : la pédagogie doit être
entièrement revue pour correspondre aux besoins et aux capacités des enfants à traits
autistiques. Leur nombre n’a pas été augmenté considérablement : ils ne sont que neuf et
toujours minoritaires au sein de la SIFPro. Mais désormais chaque séquence pédagogique
doit être calibrée en fonction de leur capacité d’attention. Celle-ci a été estimée à 45
minutes.
Ainsi, même si un groupe ne comporte qu’un seul de ces enfants, voire pas du tout, c’est
l’ensemble du planning pour toutes les séquences qui ne doivent pas excéder les trois
quarts d’heure. Jean sur ce laps de temps-là doit récupérer les enfants provenant d’une
autre activité, donc d’un autre lieu, les faire mettre en tenue, réaliser la séquence de
cuisine, le nettoyage final et le déshabillage.
C’est tout simplement impossible ! Comme il le dit lui-même : « J’en suis pratiquement
à devoir les faire se déshabiller quand ils sont enfin en tenue. » Et Jean n’est pas le
seul à trouver la nouvelle découpe temporelle absurde. Tous les professionnels ne
comprennent pas, que ce soit le personnel éducatif ou les enseignants spécialisés. Même
les paramédicaux ont du mal à calibrer leurs interventions sur des phases aussi courtes.
Ne parlons même plus des activités extérieures et autres sorties impossibles à organiser
sur des laps de temps qu’il a été donné par définition comme non cumulables.
Ces incohérences freinent surtout le développement des enfants, déficients comme
autistes, qui ne bénéficient plus depuis un an, pour mettre en place cette éducation dite
structurée, d’un cadre temporel suffisamment structuré pour favoriser les apprentissages.
DES DONNEURS D’ORDRE AU SERVICE
D’UNE IDÉOLOGIE
Comment en est-on arrivé là ?
Il ne s’agit nullement d’une réflexion pédagogique interne à l’institution venant à s’instituer.
Non, aucun salarié n’a désiré faire évoluer brusquement les principes et les modalités de
l’accompagnement socio-éducatif offerts aux jeunes. Personne parmi le personnel n’était
arc-bouté sur le modèle mis en place jusque-là, mais les échanges portaient sur des
améliorations au quotidien du modèle et non sur son remplacement.
Il s’agit tout simplement d’un ordre venu « d‘en haut ».
L’institution est un établissement public rattaché à un ministère. Cette appartenance à la
fonction publique date de l’époque, où l’héritier du domaine décida d’en faire don à l’État,
à condition que ce dernier le consacre à l’éducation des orphelins. Ce qui évolua avec le
temps et revint progressivement à destiner cet établissement à l’accueil des jeunes en
situation de handicap.
C’est donc de manière unilatérale, sans concertation aucune, qu’il fut décidé dans les
secrets des bureaux ministériels de la nouvelle pédagogie à exercer au sein de la SIFPro.
Le personnel ne bénéficia que de deux jours de formation. Jean jugea ces deux jours, en
eux-mêmes, comme « intéressants ». En effet, il n’avait, comme nombre de ses collègues,
guère eu l’occasion d’aborder une réflexion de fond sur les causes possibles de l’apparition
de l’autisme. Intellectuellement, la discussion entre l’approche psychanalytique et celle
bio-comportementale est intéressante. Pédagogiquement, la découverte de l’éducation
structurée peut donc s’entendre.
Mais en tout état de cause, 14 heures de sensibilisation à ces questions ne permettent ni
de se faire une opinion définitivement tranchée ni de s’emparer des outils de l’éducation
structurée.
Les enjeux socio-éducatifs auprès des jeunes autistes
Les enfants autistes sont des enfants présentant des troubles de la relation à l’autre, ainsi que
d’autres symptômes comme le sentiment de morcellement de leur corps. La première approche les
concernant est celle d’inspiration psychanalytique, évoquant de la part de l’adulte de référence (le
plus souvent la mère) l’établissement d’une « mauvaise » relation avec l’enfant, invalidante de ce fait.
L’autre approche, plus récente, d’inspiration initiale plus anglo-saxonne, trouve que l’approche psychanalytique
est culpabilisante pour les parents et que l’explication est probablement à rechercher
plutôt du côté de la génétique. Pour sortir l’enfant du monde dans lequel il est réfugié, il faudrait donc
lui offrir une éducation structurée faite de répétitions et de stimulations (récompenses et sanctions).
L’approche psychanalytique réfute les résultats observés par cette méthode, l’assimilant à un dressage
avec déplacement non résolutif des symptômes.
En France, des associations de parents d’enfants autistes ont promu la nouvelle approche comportementaliste,
qui leur donnait l’impression de mieux parvenir à communiquer avec leur enfant autiste.
Ils ont fait un intense travail de lobbying. Officiellement, les pouvoirs publics invitent à appréhender
ces deux approches avec discernement et nombre d’établissements, avec l’aide du médecin psychiatre
qui leur est rattaché, « mixent » leurs méthodes, avec une volonté de parvenir à un équilibre
entre approche relationnelle et stimulation cognitive de l’enfant.
Dans les interstices cependant, les associations pro-comportementalistes restent d‘abord et farouchement
anti-psychanalytique. La crainte serait que, derrière la parole officielle qui laisse les équipes
pluridisciplinaires des établissements établir eux-mêmes leur approche, dans les faits et au travers
des différents « plans autistes » qui se sont succédé, il existe une véritable mise en ordre de bataille
des établissements dans un sens unique, consacrant la primauté de l’approche comportementaliste.
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Ce n’est pas tout. Dans l’éducation structurée, chaque séquence de 45 minutes doit
faire l’objet d’une évaluation pour chacun des enfants. À l’issue donc de chacune de ces
séquences, voici les professionnels qui doivent (dans l’interstice entre deux groupes), se
plonger dans un référentiel de plus de 30 pages, pour trouver les items dans lesquels
inscrire la progression supposée de chaque enfant.
Jean n’a rien contre le principe de l’évaluation en soi. C’était même son désir d’affiner
ses capacités à évaluer l’impact de son action qui fut un de ses moteurs pour partir en
formation. Sauf que, dans cette éducation structurée, Jean ne peut pas créer ses critères
d’évaluation en fonction de sa progression pédagogique et des objectifs qu’il s’est fixé.
Ces critères lui sont imposés, parce que préexistants. Si Jean pense qu’il est indispensable
que les jeunes à un moment donné comprennent les règles de sécurité pour l’utilisation
des objets coupants (couteaux, hachoirs…), il n’existe aucun item qui s’y réfère.
Donc, il ne doit pas mettre en place une séquence rattachée à cette intention.
Ou alors Jean, comme ses collègues, va devoir prendre au hasard, par proximité d’intitulé,
un critère qu’il va cocher. Autrement dit, les travailleurs sociaux et les enseignants
effectuent leur évaluation de manière pifométrique , sans aucune rationalité, ce qui, on en
conviendra, rend la méthode beaucoup moins scientifique qu’elle en a la prétention.
GÉNÉRALISATION SANS EXPÉRIMENTATION
Jean, dans un premier temps, n’a pas compris le raisonnement. Derrière l’instauration de
l’éducation structurée se véhicule tout un discours sur la rationalité. L’approche précédente
aurait péché par son côté bricolé, le flou de ses références et l’empirisme de son montage.
Jean entend bien tout un discours nouveau qui parle d’expérimentation, de groupe de
pilotage et de groupes témoin, d’évaluation sur des critères objectivables. Bref toute une
démarche en méthodologie de projet, rigoureusement scientifique et qui n’aurait comme
seule limite que le fait d’être conduite par des travailleurs sociaux, trop anciens et trop rétifs
au changement pour se plier à la moindre rationalité.
Or, ce que constate Jean est qu’on lui demande d’appliquer une méthode, qui n’a jamais
fait l’objet de la moindre expérimentation et dont les promoteurs au sein de l’établissement
se moquent de savoir si les critères sont pertinents, du moment que les feuilles sont
cochées toutes les 45 minutes. Jean ne comprend pas pourquoi cette nouvelle méthode
n’aurait pas été testée d’abord auprès d’un groupe restreint, de quatre ou cinq jeunes
autistes qu’on aurait regroupés et à qui on aurait appliqué la méthode. Ce serait au vu
des résultats obtenus avec ce groupe expérimental qu’on aurait décidé éventuellement
d’une généralisation. Pourquoi généraliser immédiatement, sans ce nécessaire temps des
essais ? On glisse donc de la nécessaire évaluation des résultats de l’action en un contrôle
pointilleux de la production de documents par les travailleurs sociaux, qu’importe que ces
documents soient non sincères.
« C’est absurde. »
À moins, point sur lequel Jean fini par s’interroger dans un second temps, que la finalité ne
consiste pas à instaurer une éducation structurée dont il est espéré de meilleurs résultats
pour les enfants autistes. La raison essentielle de son instauration pourrait être plutôt le
changement du mode de financement qu’il permet d’obtenir.
Jusqu’ici en effet le financement de l’établissement se faisait au prix de journée, chaque
jour de présence d’un enfant correspondant à une certaine somme versée par les tutelles.
Désormais, le financement se fera à l’acte. Chaque acte effectué par un enseignant ou
un travailleur social, tel que défini par le cahier de 30 pages, permet la délivrance d’une
somme par les tutelles. On passerait donc dans le secteur sanitaire et social à la même
logique que dans le secteur médical : la tarification à l’acte et non au forfait.
L’espoir pour les pouvoirs publics est que le payement à l’acte soit bien moins onéreux au
total que celui au forfait. C’est là le véritable enjeu du changement d’approche. La véritable
expérimentation consiste donc à ce que cet IME, dépendant de la fonction publique,
expérimente le payement à l’acte. L’introduction de l’éducation structurée n’est donc pas
la finalité du changement au sein de cet établissement, mais le moyen par lequel il devrait
devenir possible de faire passer une nouvelle modalité de payement.
MANAGEMENT PAR L’INTIMIDATION
Il faut bien casser des oeufs pour faire une omelette. Et puisqu’il existe un enjeu fort autour
de cette expérimentation, qu’importe la casse humaine. Le directeur et la chef de service
qui renâclait à l’instauration du nouveau système ont été écartés sans ménagement. Leurs
remplaçants, venus de services centraux du ministère, ont été missionnés pour changer à
la hussarde les habitudes de l’établissement. Pas une seule réunion, où ils ne répondent
pas aux questions pédagogiques et organisationnelles de la base, sans qu’ils ne fassent
remarquer au personnel que, si certains ne sont pas contents, la porte est grande ouverte.
La fonction publique avec les méthodes grises et même noires du privé et du libéralisme.
Jean, comme d’autres de ses collègues plus anciens, a eu le droit à ces discours intimidants
et même à un avertissement pour « contestation ». Il sent bien que le mode managérial
consiste à pourrir la vie de ces anciens, pour qu’ils en viennent à démissionner d’euxmêmes
et que la place soit faite ainsi à des nouveaux, espérés par la direction comme
plus malléables.
La direction a fait juste une petite concession. Les séquences éducatives et pédagogiques
passeront de 45 à 55 minutes. Ce qui met un peu d’huile dans les rouages, mais ne
change rien sur le débat de fond. La concession est juste « tactique ».
L’ARRIVÉE D’UN NOUVEL ACTEUR
Autre nouveauté annoncée par la direction. À la prochaine rentrée, l’établissement passerait sous le giron de l’institution qui s’occupe de prendre en charge les Pupilles de la Nation, c’est-à-dire les enfants des soldats morts pour la France. Pourquoi une telle absorption ? Jean s’est demandé par quel raisonnement il existerait la moindre ressemblance possible entre des orphelins au potentiel psycho-cognitif intact et les jeunes de l’établissement, avec toutes les difficultés que ces derniers connaissent à ce niveau. Par quelle aberration concevoir qu’on puisse faire coïncider ces deux types de populations ensemble ? Pour Jean, les choses continuent de devenir de plus en plus ubuesques. Il semble cependant, ce qui est bien plus probable, que le rapprochement ne vise pas à mélanger les populations, mais à créer une entité administrative qui chapeaute un ensemble d’engagement de l’État central dans l’éducation directe des enfants. Ce rassemblement va dans le sens des regroupements d’institutions qui ont le vent en poupe actuellement, car ils seraient espérés par les pouvoirs publics comme création d’économie d’échelle.
CONCLUSION
On a là un très bon exemple du libéralisme en marche. Changement du mode financier, dans l’espoir de réaliser des économies, regroupements construits dans le même sens, décisions prises verticalement et sans aucune concertation avec les acteurs de terrain et intimidation pour éviter tout débat.