Histoire des « Lieux de vie »
Après mon diplôme d’éducateur spécialisé en 1992, j’ai travaillé en SAU (service d’accueil d’urgence). J’ai alors été amené à souvent travailler avec des « lieux de vie », pour y placer des jeunes souvent dits incasables, autrement dit que les foyers éducatifs classiques ne pouvaient pas ou ne voulaient pas accueillir, car trop « psy » ou trop « délinque », ou trop autre chose, etc. J’ai alors découvert l’idée d’ « accueil non traditionnel », qui était issue d’une conception qu’on peut dire éthique, dans le fil d’une mouvance anti-psychiatrique voire anti-institutionnelle : la volonté d’accompagner un jeune en partant de là où il en était, sans prédéfinir un projet ou un but à atteindre. C’est Deligny qui disait (de mémoire) « il faut suivre le jeune, et après trouver un rythme ». Je me souviens qu’un éducateur travaillant dans un lieu de vie avait mis en avant l’idée d’ « itinérance », entre errance et itinéraire.
Je me souviens d’avoir placé un jeune de 16 ans dans un lieu de vie ; il ne posait pas de problème de comportement, au sens d’une agitation perturbatrice, mais il était dépressif et ne voulait tout simplement rien faire. Après plusieurs refus de foyer éducatif, on trouve un lieu de vie ; 6 mois après, l’éducateur du lieu de vie nous appelle pour nous donner des nouvelles du jeune. Au début, il a fait ce qu’il faisait depuis un certain temps, c’est-à-dire rien ; il se levait quand il voulait, mangeait quand il voulait, mais sans poser d’autres problèmes ; ils l’ont laissé faire. Cela a duré 3 mois. Puis un jour, ils partaient avec les 3 autres jeunes accueillis dans la forêt pour faire du bucheronnage, et il a demandé « vous faites quoi ? ». Ils lui ont expliqué : « je peux venir avec vous ? » Et il a commencé à faire des choses avec les autres, jeunes et adultes. Maintenant, il a trouvé un rythme de vie, et envisage de travailler comme forestier.
En 2001, j’ai organisé, dans le cadre d’une assemblée générale d’une grande association de protection de l’enfance, un atelier sur les lieux de vie : notamment parce que mes contacts « lieu de vie » me disaient qu’ils étaient de plus en plus contrôlés par les tutelles et incidemment remis en cause dans leurs façons non-traditionnelles de travailler. A l’atelier se joint Henri Théry, alors président de l’association. Je lance la problématique, et à un moment il intervient pour dire ceci : si les lieux de vie entrent dans la loi 2002-2, ils sont foutus, ils ne pourront plus travailler selon leurs principes – c’est-à-dire selon leur éthique.
Par la suite, la loi 2002-2 a englobé les lieux de vie ; beaucoup de lieux de vie ont fermé ou ont été fermés, car trop « non-traditionnels » ; depuis, je ne travaille quasiment plus avec eux, par manque de place ou par refus du dossier d’un jeune, trop psy ou trop délinque, etc.
Sans compter qu’un lieu de vie, ça coûte un pognon de dingue. Si je reprends le cas du jeune qui n’a rien fait pendant 3 mois, cela veut dire, dans une logique comptable, qu’une équipe a gagné de l’argent durant 3 mois, en ne faisant rien avec ce jeune … Cela pose un problème moral, me dira-t-on ?
Moralité : une équipe d’un hôpital de jour a écrit un texte intéressant, s’intitulant « rien faire ce n’est pas faire rien ». Mais il n’est pas sûr que cela parvienne à convaincre le gestionnaire …