Faut-il redouter la vieillesse ?
5 octobre 2023
Entr’aide entame son 3° cycle de café du care qui, cette année, sera construit en partenariat avec le Collectif pour une Ethique en Travail Social. En ce 5 octobre 2023, une douzaine de personnes sont réunies autour de Yves-Claude Martin, philosophe et épistémologue, pour s’interroger sur la crainte (ou non) que pourrait nous inspirer la vieillesse.
L’animation de ce café du care est effectuée par Frédéric Brun, le président d’Entr’aide, qui, après avoir présenté les 2 partenaires associés dans la construction de ce cycle, revient ensuite sur ce que contient le care comme notion de sollicitude et d’attention à l’autre. Il démarre le lancement du thème par un fait d’actualité concernant la pyramide des âges : il y a 15 jours, en France, pour la première fois, le nombre des seniors a dépassé celui des moins de 20 ans.
L’éducabilité des seniors
De son côté, Yves-Claude Martin fait tout d’abord le constat démographique et sociologique de ce que sont les « vieux », qui sont désormais plus nombreux et qui vivent plus longtemps. Un autre fait marquant concerne la domiciliation de ces anciens, qui vivent de moins en moins au sein de leur famille, par effet de la montée de l’individualisme. Les liens sont passés d’une conception traditionnelle plus naturalisante, qui situait le respect au cœur de la relation intra-familiale et inter-générationnelle, à des liens affectifs plus fragiles, qui laissent place à une part de culpabilité : en fais-je suffisamment pour mon parent isolé chez lui ? En contrepoint, le temps du Grand Age est aussi un temps plus organisé par et dans la sphère publique, ne serait-ce que dans le domaine des loisirs proposés.
Au niveau intrapsychique, la montée de l’espérance de vie permet aussi de combiner différemment le passé, le présent et le futur. L’image de l’ancien condamné à utiliser son temps nouveau à ressasser éternellement son passé s’estompe. Ce passé est tout d’abord réinterprétable pour lui conférer une nouvelle perspective et une nouvelle dynamique. Et surtout le présent âge offre encore un nouvel avenir, l’aventure continue et un nouveau narratif et de nouvelles perspectives se dessinent de manière créatrice.
C’est donc une nouvelle idée de soi, qui émerge et qui s’incarne dans des activités concrètes, notamment dans le temps social, par le sentiment de pouvoir toujours être utile socialement. L’une des conséquences de cette revisite de sa temporalité pourrait ainsi conduire l’ancien à vivre une nouvelle adolescence, avec tout ce que cela comporte de narcissisme et de désinhibition possibles, en sachant que comme pour les vrais ados de tout temps, cela peut déboucher aussi bien sur une phase dépressive que sur des perspectives prometteuses.
Pour que l’ancien puisse continuer de croire en ses perspectives, il est important qu’il évolue pour être en phase avec l’évolution du monde. Cela signifie qu’il faut croire en l’éducabilité des seniors, qui doit reposer sur un programme singulier à créer. C’est pour cela que ceux qui accompagnent les anciens (proches ou professionnels) ne doivent surtout pas les assigner à une place finissante dans la vie, mais leur offrir la possibilité d’une telle (ré)éducation, condition de création d’un chemin vers la paix de soi-même.
La peur dont on parle
Après la présentation de Yves-Claude Martin, le débat qui s’ensuit démarre par un questionnement sur la véritable peur : a-t-on peur du fait de vieillir, c’est-à-dire de la décrépitude physique, morale et intellectuelle que cela représente, le fait en bout de vie de redevenir finalement qu’un simple « bébé merdeux » ? Ou est-ce de la mort en elle-même, de notre finitude, dont l’ombre devient plus prégnante en fin de vie, que nous avons peur ? A cet égard, il est intéressant de constater, que pour le législateur les choses sont confondues : la loi sur la fin de vie et celle sur le grand âge sont contenues dans un même texte.
A l’inverse de ce sentiment de peur sur la mort, une aide à domicile fait part de son témoignage au contact d’une grande ancienne : celle-ci était dans l’espoir de mourir pour se libérer des maux qui la tourmentent.
Le débat établit ensuite une analogie avec la période du covid que les participants présents à ce café du care ont pu tous traverser : le covid a-t-il constitué pour chacun une expérimentation uniquement de l’isolement ou le covid leur a-t-il offert également l’opportunité de constituer des liens différents et peut-être même nouveaux ? Cette interrogation sur le covid vécu dans notre intimité peut donc nous éclairer sur la manière dont peut être vécue notre vieillesse.
Inventer le futur
Dans sa présentation, Yves-Claude Martin nous avait invité à considérer notre vieillesse comme une opportunité d’inventer un nouveau narratif et à se projeter. Le débat y revient. Tout d’abord avec un constat : ne vieillit-on pas dès la naissance ? Ce qui signifie que le processus de vieillissement et de projection dans le futur est constant tout au long de notre évolution en âge.
Il faut revenir cependant sur une perception particulière, pour savoir si elle est partagée par une majorité : quelle image les personnes arrivant à la retraite et/ou vieillissantes ont-elles de ce temps ? Ce qui domine ne consiste-il pas surtout en une image de repos ? Le repos de l’âge en opposition à l’intensité antérieure du temps du travail ?
Cette difficulté à se projeter dans la vieillesse – ou à le faire uniquement sur une dichotomie basique entre temps de vie au travail et temps de vie au repos – n’est-elle pas due à l’espérance de vie plus réduite, qui prédominait antérieurement : auparavant, les anciens basculaient facilement dans un décès après une maladie ou un accident. En 6 mois, par exemple, après une fracture du col du fémur, la famille aura pu constater la diminution rapide des capacités de leur parent, son alitement, son dépérissement, puis son décès. On comprend que cette bascule rapide empêchait de se projeter. : l’ancien continuait ses activités sur le même mode actif, qui l’avait porté toute sa vie d’adulte, puis un accident de vie survenait, qui le couchait brutalement dans l’attente d’une mort devenue quasiment imminente.
Les choses ont changées dorénavant : l’espérance de vie a augmenté (de 20 ans entre la génération ayant vécue avant le seconde guerre mondiale et celles qui ont vécue après) et l’accès aux soins pour tous a été possible grâce à la création de la Sécurité Sociale. On ne meurt plus que rarement des conséquences d’une fracture du col du fémur. L’entrée dans le 4° âge, la dernière ligne droite, ne s’opère plus sur un basculement brutal, mais sur un glissement progressif. Ce qui fait que, durant ce 3° âge qui dure, nous avons le temps de nous projeter, ne serait-ce que sur les aménagements de vie dont nous avons besoin pour faciliter notre vieillesse: par exemple, faire aménager sa salle de bains pour se construire une douche à l’italienne, ce qui permet de ne plus avoir à enjamber de manière hasardeuse un rebord de baignoire.
Un marqueur de cette capacité à la projection concerne la vie sexuelle et affective des personnes âgées. Auparavant celles-ci continuaient à vivre avec le/la même partenaire. Désormais, on constate nombre de séparations survenant à cette période de vie : le face-à-face avec l’autre, désaimée dorénavant, conduit à la séparation, mais avec l’espoir de pouvoir toujours faire une rencontre. L’aventure peut être vécue avec angoisse ou de manière salutaire, mais la possibilité d’une rencontre reste possible. Il n’est que de voir le nombre de couples, qui se constituent dans les EHPAD
Finalement, qu’est-ce qui conduit à la considération qu’une personne est âgée ? Il y a d’abord ce que la personne peut dire sur elle-même, ses propres perceptions et son propre narratif, qui la ferait considérer à ses propres yeux comme une personne âgée ou non. Il existe ensuite un standard social : l’évolution de l’espérance de vie, qui fait passer cette idée qu’une personne est dorénavant âgée non plus à ses 65 ans mais à ses 75 ans.
La vieillesse, fait social
La discussion s’engage ensuite sur le fait social que représente la vieillesse, avec un premier constat : celui du privilège de l’âge, qui octroie une moyenne de revenus des retraités supérieure à celle des actifs. Être un ancien le fait évoluer entre deux bornes : celle certes du risque de sa dégénérescence, qui le conduira à devenir un être dépendant, mais d’un autre côté celle d’être désormais un rentier, apte à profiter de sa rente pour accéder aux loisirs à plein temps.
Outre les pensions, il existe aussi tous ces abondements financiers dans l’environnement des personnes âgées. L’exemple ici est porté sur ce que la ville/département de Paris verse financièrement pour les anciens et leur accompagnement sanitaire et social. Mais à partir de ce constat, peut-on cependant en déduire que les anciens ont pris le pouvoir ?
Un exemple vient en contre-point de cette dernière interrogation : une aide à domicile avait pu constater le refus fait à une centenaire du renouvellement de ses papiers d’identité, sous la forme implicite du « à quoi cela lui servirait-il, vue la faiblesse de son espérance de vie ? ». Ce qui laisse à supposer que socialement la proximité de la finitude des anciens leur procure de la part des pouvoirs publics un certain désintérêt.
La vieillesse aux yeux de la jeunesse
La parole va ensuite revenir aux plus jeunes des participantes présentes lors de ce café du care : à partir du prisme de leur jeunesse, quelles perceptions, quelles considérations ont-elles de la vieillesse ?
Ces jeunes formulent alors une sorte d’envie. La vieillesse encore en forme constituerait le temps du loisirs possible, en opposition avec le temps des jeunes, qui est complètement accaparé par le duo formation/emploi, susceptible en plus d’être complété bientôt par le duo vie de couple/famille. Où est alors le temps libre pour bénéficier de loisirs et exprimer leur créativité ?
A l’opposé de cette surcharge d’ouvrage pour nombre de jeunes, il existe tous ces autres jeunes qui se tiennent en retrait du monde du travail et de celui plus global des responsabilités. Mais peut-être faut-il voir dans cette attitude de retrait l’intériorisation angoissée par ces jeunes de la charge pesant sur leurs épaules, que la société impose à leur tranche d’âge ? Ce retrait oppositionnel n’en constituerait pas moins une reconnaissance sociale du temps œuvré et contraint, qui ne finira donc qu’à la vieillesse grâce à la retraite.
Cette construction actuelle de la vie de l’adulte faite surtout d’obligations n’a pas toujours été la cas. Il y a encore 40 ou 50 ans, les perspectives d’allégement des contraintes sur les adultes en activité étaient clairement exprimées. Par exemple, le PSU (Parti Socialiste Unifié) de Michel Rocard considérait les perspectives de la vie en 3 sphères, dont l’intérêt et l’importance pouvaient être considérés comme égaux : une pour le travail, une pour la vie domestique et familiale et une pour les loisirs et l’engagement. L’une des conséquences de la « crise », qui sévit en Occident depuis le dernier quart du 20° siècle, a consisté dans la perte d’une conception de la vie sociale, accordant autant de place à la réalisation de soi par le loisirs et/ou l’engagement.
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La parole revient à Yves-Claude Martin pour le mot de la fin. Pour lui, la dimension économique est primordiale et conditionne le reste. Il dresse le constat d’une tendance de fond, qui fait que le Grand Age risque de ne plus être autant gâté que jusque maintenant. Les vieux redeviendraient alors des pauvres. Exit donc le temps enfin acquis des loisirs ? Et à la place, l’ancien condamné par son impécuniosité au repli chez lui et sur lui-même ne sera-t-il plus livré qu’à la « remuglation de son passé », c’est-à-dire contraint à une inactivité forcée, qui ne lui restera plus comme possibilité que de respirer inlassablement les odeurs de renfermé de son passé ?