Dans cette série en 4 épisodes, notre Collectif revient sur la question des projets, qui divise le secteur de l’Action sociale : faut-il des projets, car sinon comment structurer notre action ? Ou, au contraire, faut-il se méfier comme de la peste de la notion de projet, tant elle est porteuse d’une forme de rationalisation, absolument contraire à l’accompagnement de la singularité de chaque personne accompagnée ?

Derrière la question du projet, qui est le mot-clef qui apparaît le plus spontanément aux yeux des acteurs du Travail social, c’est la question plus fondamentale de la place de la norme, qui est en jeu et qu’il faut appréhender le plus finement possible. Dans cet épisode 1 consacré à cette question de la norme, avant de pouvoir sa place dans l’exercice du Travail Social, c’est d’abord de son importance dans la structuration de la société globale dont il faut traiter.

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Du rififi au Collectif pour une Ethique en Travail Social1. Cette petite association francilienne, composée uniquement de bénévoles, a pour objet principal d’accompagner les lanceurs d’alerte de ce secteur. Ce jour-là, il s’agissait de créer un livre avec différents témoignages apportés par ceux-ci. Mais, pour que ces témoignages ne soient pas livrés uniquement tels quels, brut de décoffrage, il avait été convenu d’y adjoindre une analyse collective. C’est cette analyse qui fit alors dissensus.

Le débat, houleux, porte sur la question de la place de la norme en Travail Social. Plus facilement mobilisable, c’est la notion de projet qui prédomine dans les échanges. Mais qui dit projet, parle forcément des normes qui le sous-tendent. Chef de file de l’opposition tranchée à la place même de la notion de projet dans les institutions de l’Action Sociale, un psychanalyste qui intervient depuis de nombreuses années dans ce secteur. Pour lui, 2002-2, les projets institutionnels, d’unités ou personnalisés, extrêmement normés, constituent autant d’aberrations, qui enferment la relation éducative et empêchent d’autant la constitution d’un lien fort et authentique. Pour d’autres, surtout les travailleurs sociaux, l’existence en soi de la notion de projet, et forcément des normes qui les constituent, leur semble relativement incontournable, tant ils la mobilisent dans leur exercice professionnel. Par contre, le choix de ces projets et de leurs normes constitutives posent problème. Qui en effet les définit ? La personne accompagnée ? Les intervenants sociaux ? La hiérarchie ? La puissance publique ? La société ? Et, selon le décideur, avec quels conséquences pour la personne elle-même ?

Lors de cette réunion, le Collectif pour une Ethique en Travail Social ne parvint pas à dépasser ses points de divergences et de crispations, faute d’avoir su appréhender au préalable suffisamment finement, par effondrement, la place occupée dans la vie par la question des normes sociales et dans le secteur de la Solidarité instituée par celle des normes juridico-administratives qui le structurent. Profitons donc du temps de réflexion accordé à l’écriture de cet article, pour partir à la rencontre de ces deux notions et découvrir leurs effets.

Evolution de la place de la norme dans les sociétés

Appréhendons tout d’abord la place que les normes sociales occupent dans les sociétés constituées et penchons-nous sur les grandes évolutions qui ont été les leurs.

Le triptyque valeur, norme et code

Considérons tout d’abord la norme comme ne constituant pas une notion à instruire de manière autonome. La norme est enchâssée dans un triptyque (valeur – norme – code), qu’il faut envisager dans son ensemble. Les valeurs ce sont ces références morales, sociales ou esthétiques qui transcendent et guident les représentations et les actions. Pour mieux saisir ce que sont les valeurs, considérons d’abord celles, qui régissent les liens affectifs et sexuels. A ce propos, on peut retenir, l’existence toujours actuelle de « l’amour courtois », tel qu’un historien comme Georges Duby en a décelé l’émergence, lorsque la civilisation gallo-romaine finissante s’est retrouvée sous l’envahissante influence des peuplades germaniques : les cadets de famille, pour se faire une situation, pouvaient porter leur choix amoureux sur les veuves qui, dans le droit germanique, héritaient des biens de leur défunt époux ; indépendantes et même riches pour certaines, elles n’étaient en désir d’aliéner cette liberté, que si un nouveau soupirant faisait montre auprès d’elles de valeurs leur correspondant mieux, en se révélant plus sensible et pacifiste que viriliste et militariste par exemple. Dans le secteur de la Solidarité, pour aller à la rencontre de l’altérité et proposer une relation de soutien, les valeurs d’entraide et d’attention à l’autre remplacent (ou devraient remplacer) celles liées à la compétition du tous contre tous et celles liées au don/contredon se substituent (ou devraient se substituer) à l’individualisme méthodologique.

Les normes, constituent les attitudes d’ensemble, qui découlent des valeurs. En conséquence de l’amour courtois, le soupirant doit se situer entre être entreprenant et respectueux des désirs à combler de l’objet de sa convoitise : la galanterie est née de là. Quant à la femme, la norme « traditionnelle » va attendre d’elle qu’elle se positionne de manière attentiste avant de céder, se laissant juste devinée, suggérant sans le dire ce qu’elle attend de son cavalier. En Travail Social, les valeurs de Solidarité se traduisent notamment par un soin particulier à recueillir la parole de l’autre et à « être à l’écoute ».

Les codes constituent l’opérationnalité de ce qui précède. Parce qu’il faut traduire par un comportement fin les normes à mettre en œuvre. Concernant les codes vestimentaires, par exemple, pour aller dans une de ces boîtes à danser, le célibataire en quête de séduction pourra choisir de mettre un costume suffisamment « classe » pour indiquer une aisance financière capable de rassurer la compagne qu’il se cherche sur sa capacité à entretenir un niveau de vie décent pour leur future vie commune ; mais, en même temps, il devra porter son costume de manière suffisamment décontracté pour ne pas passer pour quelqu’un de rigide, insuffisamment apte à offrir à sa compagne des moments conviviaux et détendus. Quant à la célibataire en quête de séduction, elle pourra choisir de revêtir une tenue mettant son corps en valeur, afin d’attirer, sans pour autant laisser entendre être une conquête facile pour son prétendant. Jusqu’où donc la robe doit-elle descendre sur les jambes pour cela ? Dans le domaine de l’Action Sociale, durant ces échanges par exemple avec les jeunes en Protection de l’Enfance, que ce soient durant les moments formels (entretiens) ou ceux plus informels, l’éducateur va être en recherche constante de la confidence révélée par le jeune et, en réunion d’équipe, son degré de professionnalité se mesurera par sa capacité à faire part à ses collègues d’informations obtenues grâce à sa proximité avec le jeune.

Bien sûr, il ne faut surtout pas considérer que ces triptyques valeur – norme – code sont guidés uniquement par la bienveillance et l’humanisme. Toute société en ses différents lieux et périodes voient des triptyques s’affronter dans des espaces contradictoires et en fonction des rapports de force et de séduction qui prédominent, au niveau micro (celui des institutions), comme à celui méso (celui des grandes organisations) ou encore macro (celui de la société). Le tout est d’en être conscient : un foyer accueillant des mères célibataires venues pour la plupart d’Afrique sub-saharienne, portait, de la part de ses éducatrices les plus occidentalisées, un jugement assez négatif sur la capacité des mères à éduquer leur jeune enfant, évoquant notamment le manque de stimulations cognitives exercées sur leur progéniture. Il aura fallu que l’équipe intègre des éducatrices issues de la seconde génération de la migration, pour que son jugement évolue et considère que ces mères, notamment par un contact physique plus constant, rassuraient leurs enfants, mais différaient une stimulation intellectuelle plus poussée, tout simplement parce qu’elles ne soumettaient pas si jeunes leurs enfants à la compétition en vue des place comme leurs collègues occidentales.

Par commodité d’écriture, ces différents triptyques valeur – norme – code seront désignés dans le reste de cet article par le terme générique de norme. Mais il convient pour l’observateur de ne jamais oublié la caractère triple de la constitution des normes. Cela signifie que, lorsqu’une institution du Travail Social veut se réfléchir et analyser ses pratiques, elle doit appréhender dans son analyse les 3 dimensions qui soutiennent son action. Et cela devrait être explicitement indiqué dans son Projet Institutionnel. Si nous voulons que nos institutions soient transparentes et capables d’évolution permanente, il faut qu’elles soient en capacité de publiciser leurs normes, c’est-à-dire de les exprimer et de les donner à voir auprès du plus grand nombre de ses acteurs, condition indispensable pour les améliorer en fonction des limites constatées. Le problème est que trop souvent, hélas, les Projets Institutionnel se contentent dans leur première partie d’énoncer une vague intentionnalité en des termes génériques surfant sur l’air du temps : ce qu’il faut de référence à la laïcité et la citoyenneté, un peu moins désormais à l’émancipation et un peu plus au féminisme… sans justifier par l’explicitation des critères de choix, pourquoi ces termes génériques ont été retenus pour résumer la vie de l’institution. Il ne reste ensuite plus qu’à plaquer dans une seconde partie du PI l’organisation pratique de l’institution pour estimer, dans certains lieux sclérosés du secteur, en être quitte avec l’obligation de communiquer, en interne et à l’externe, sur les normes qui les animent.

Ce type de pratiques ressort à la fois de la paresse intellectuelle et de la volonté de dissimulation. Surtout, surtout, ne rien révéler des dynamiques internes aux établissement et de la réalité de l’accompagnement offert. Dans les Ecoles de Formations en Travail Social, dans certains espaces, lorsque des formateurs, dans le cadre de la formation par alternance des futurs travailleurs sociaux, essayent de les ouvrir à l’analyse institutionnelle, les premiers commencent par demander aux seconds de recueillir des textes internes, dont le PI, et de l’analyser. Certains étudiants butent au départ sur cet exercice, tant le propos contenus dans le PI de leur lieu de stage peut être à la fois lénifiant dans l’écriture de ses normes et strictement descriptif dans son organisation. Il faut alors inviter les étudiants concernés à effectuer une « mesure de l’écart » entre, d’un côté, ce que pourrait suggérer comme accès aux droits fondamentaux et à l’expression de la dignité des personnes accompagnées la terminologie adoptée dans le PI et, de l’autre, les réalités observées dans la vie quotidienne de l’institution. C’est au total inviter les futurs travailleurs sociaux, pour ne pas être dupe des discours masquant, à analyser l’écart entre l’idéologie proclamée (celle qui se dit) et l’idéologie affichée (celle qui se voit).

Les grandes catégories de normes

L’une des premières questions consiste à se demander, s’il n’existe pas 2 grands ordres structurant l’espace social , selon qu’ils défendent le caractère absolu ou relatif des normes sociales.

Quand les normes sont considérées comme absolues, il n’est possible ni de les transgresser ni de s’en écarter un tant soit peu. Si l’interdiction des relations affectives et sexuelles hors mariage constitue une norme absolue, la condamnation de ceux qui la transgressent peut conduire jusqu’à la mort, par lapidation entre mille et un procédés. Ou alors, face à une cette norme absolue, elle conduit à la dissimulation : face à la norme qui privilégie de manière absolue l’hétérosexualité, les homosexuels ne pourront vivre leurs amours que dans la clandestinité. Le Travail Social n’est pas exempt lui aussi de normes absolues, ne serait-ce qu’en ce qui concerne les questions affectives ou sexuelles : des relations de cette nature au sein de certains foyers sont encore condamnés par le règlement intérieur et peuvent conduire à l’exclusion de leurs auteurs. Ou alors, le PI se refuse à se positionner sur la question des couples qui se constituent sur place et les travailleurs sociaux fermeront les yeux et se refuseront à prendre en considération dans leur accompagnement socio-éducatif la dimension affective et sexuelle des personnes dont ils ont la référence.

Les normes absolues conduisent à l’exclusion/élimination ou à la dissimulation et elles s’exercent y compris dans le secteur de la Solidarité instituée.

En Occident, ces normes absolues sont souvent considérées comme d’inspiration augustino-platonicienne, pour intégrer leur origine philosophique ou religieuse. Parce que, pour Platon, dans sa conception de « la République », la détention de la raison qui la structure repose de manière élitiste sur quelques sachants, souvent autoproclamés ou reconnus comme tels seulement par la position sociale acquise. Pour Saint Augustin « point de salut en dehors de l’église », ce qui signifie que le choix des normes absolues instituées ne dépend que d’une poignée de cardinaux, réunis en conciles, ou du pape lui-même dans ses bulles ou encycliques. La norme est d’autant plus absolue qu’elle est considérée comme ayant été inspirée par Dieu lui-même

L’autre grand ordre appréhende les normes comme plus relatives. Certes des normes existent toujours qui structurent la vie en société. Mais un écart par rapport à la norme est entendable et c’est « le sens de la mesure » qui l’emporte. On pourra alors admettre ces normes relatives comme d’inspiration aristotélo-tomistes, Aristote, le philosophe grec, et Saint Thomas d’Aquin, le théologien chrétien, ayant considéré que l’Homme, par son corps et son enracinement dans la nature, n’est pas qu’esprit et que cet état charnel et cette présence au monde relativisent les grands principes issus du seul esprit. Si une relation affective et sexuelle vient à être nouée entre deux jeunes, point de lapidation, mais une rencontre entre les deux familles des jeunes amants pour leur demander de régulariser leur situation par le mariage et de réparer ainsi leur « faute ». Dans certains Foyers de l’Enfance les relations affectives et sexuelles entre jeunes placés ne sont pas encouragées, parce que la question du consentement explicitement sollicité et répondu reste encore à travailler, parce que le caractère proto-familial espéré au sein du foyer nécessite pour éviter des tensions sexuelles quotidiennes que la recherche du ou de la partenaire s’effectue à l’extérieur… Mais quand un couple se constitue dans la sincérité et avec des perspectives de continuation au moins à moyen terme, alors ce couple est institutionnellement reconnu et des aménagements dans les règles de vie leur sont octroyés.

Irruption de l’éthique face à la morale

Mais absolues ou relatives, le choix des normes dominantes au sein d’une société donnée à un moment donné est difficile à remettre en cause. Parce que ces normes constituent des « en-soi », qu’il n’est pas possible de critiquer. C’est là toute la différence entre la morale et l’éthique. La morale définit un ordonnancement de la vie en société en séparant le bien du mal. La démarche pour y parvenir procède de la transcendance : Dieu, ses prophètes, l’idéologie, la loi ou la tradition ont défini des normes dominantes dans un corpus sacré ou quasiment, voulu intangible, sans remise en question, si ce n’est douloureuse ou risquée. La morale ne supporte ni doute ni analyse de ses normes.

Il en va différemment de l’éthique, qui se positionne bien sûr elle aussi sur la séparation entre le bien et le mal, mais qui le fait après analyse du lien entre les situations observables et les normes qui en découlent. Pour l’éthique, la question n’est pas tant de définir si une norme doit être absolue ou relative, c’est que les critères qui définissent et configurent cette norme puissent être soumis au débat critique, voire même puissent être complètement remis en cause.

Les sociétés traditionnelles se définissent dans leurs normes bien plus par la question de la morale, qu’elle soit absolue ou relative. Les individus doivent s’y soumettre, au risque de l’exclusion/dissimulation ou de la réparation/compensation s’ils ne le font pas. A moins d’être un puissant ou le fou du roi, ce qui offre des excuses à la transgression, mais encore faut-il, pour ceux qui s’y adonnent, savoir alors jouer sur le fil du rasoir.

La rupture profonde avec les sociétés traditionnelles, ce qui va constituer le socle des sociétés modernes, repose sur les acquis du Siècle des Lumières et sur la notion centrale de Contrat Social. Ne prévaut désormais plus une corpus de normes, créé par transcendance et intangible de ce fait, s’imposant à l’Homme, dominé et soumis par ces normes, auxquelles il devra se conformer tout au long de son existence. Non, ce qui prédomine, c’est l’individu et sa conscience. Si l’expression « Ni dieu, ni maître » est d’inspiration anarchiste, l’expression démocratique des modernes serait bien plutôt « Ni dieu, ni maître, si ce n’est de l’avoir choisi en toute conscience et sans contrainte ». C’est donc la conscience de l’Homme, fruit de son parcours de vie et de ses réflexion, qui va le conduire à faire le choix d’un certain nombre de normes, qui lui correspondront au mieux. Sartre parle alors d’auto-transcendance. Rien n’est au-dessus de la conscience de l’Homme.

Mais l’Homme est un animal social, dont la liberté s’arrête là où commence celle de l’autre. Pour vivre paisiblement en société, l’Homme doit s’accorder avec les autres et arrêter collectivement avec eux les normes qui vont guider leurs relations. C’est là toute la puissance du Contrat Social. La démocratie nait de là : l’Homme n’est pas soumis à des normes par un processus transcendantal qui le dépasse, mais reconnait la place de normes dominantes, parce qu’elles auront été arrêtées lors d’un processus de consultation démocratique, où chacun aura pu se faire entendre. Et si les normes arrêtées, quelle que soit l’excellence du processus démocratique qui aura présidé à leur choix, heurtent la conscience de certaines personnes, leur liberté de pensée et d’expression leur permettra d’agir sur la Place Publique (Res Publica) pour essayer de faire évoluer ces normes. A l’extrême, si certains ne veulent pas se soumettre à certaines normes, il leur reste la désobéissance civile, sans violence, qui, si elle les soumet aux rigueurs de la Loi, à cause de leur transgression, ne les condamne absolument pas au regard de l’éthique et de l’opinion publique. Bien au contraire.

Cette vision globale de l’évolution du regard accordé sur la place des normes sociales, depuis les sociétés traditionnelles à celles modernes, permet d’interroger l’emploi de ces normes dans l’accompagnement socio-éducatif offert au sein de la Solidarité Instituée.