No Pasaran !

« No pasaran ! » : c’était le cri du cœur des républicains espagnols en 1936, quand leur jeune République fut attaquée par ses propres soldats, venus de leurs garnison d’Afrique, le général Franco à leur tête. « No pasaran ! » : ça doit être le cri du cœur des progressistes en 2024 face à la montée du fascisme en France.

Où il faut réellement parler de fascisme

Oui, il faut réellement utiliser le terme de fascisme et non pas simplement parler de populisme, pour qualifier le Rassemblement National et Reconquête ! Leur dimension populiste tient seulement par leur méthode de propagande : elle consiste à flatter le désir de facilité de tout un chacun, en offrant une grille de lecture unique des manques de la société française actuelle. Le seul collage immigration/délinquante serait à l’origine de tous nos maux ! Cette réduction simpliste n’est pas à la gloire de l’entrée de ces partis dans le débat démocratique et aurait déjà due les discréditer. Comment prétendre faire de la politique sans appréhender l’existence de la complexité des règles qui régissent le monde et l’obligation d’y répondre par le déploiement des multiples plis de l’intelligence ?

Au-delà du populisme de leur propagande, ces deux partis sont surtout des partis fascistes, parce que, sur le fond, elles adhèrent à 2 des 3 arcs, qui sous-tendent la définition en elle-même du fascisme. Premier de ces arcs, ces partis préfèrent l’ordre à la liberté. Leur conception du rapport au monde repose sur des normes absolues, sur lesquelles tout le monde doit s’aligner, et non pas sur des normes relatives, qui intègrent le droit des citoyens à s’écarter des normes dominantes. Et pourtant, c’est bien ça fondamentalement la démocratie : l’acceptation de l’altérité entre les citoyens. C’est ça fondamentalement le « contrat social » posé par les philosophes du 18° siècle : la loi définit a minima les règles communes du vivre ensemble, pour permettre la coexistence pacifiée entre des personnes ou des groupes de personnes aux représentations et aux intérêts différents.

Pour les fascistes, le constat de l’écart face aux normes s’accompagne d’un discours d’intolérance : leurs propos vilipenderont par l’infamie certaines prises de position, affublant les mouvements qui les portent en les traitant, par exemple, d’islamo-gauchisme ou de wokisme. Ils ne promeuvent en rien la création d’un débat serein et fécond sur les questions de religion et de genre, où des représentations et des positions divergentes pourraient s’appréhender par l’argumentation. Préférer l’insulte et le dénigrement au débat, c’est là la première rupture entre démocratie et fascisme, c’est là toute la différence entre l’extrême-droite et les autres formations politiques.

Le second axe sur lequel repose le fascisme, c’est la désignation d’un bouc émissaire responsable de toutes les turpitudes du monde. Au 16ème siècle, lors de la Reconquista – le nom du parti de Zemmour venant très volontairement de là – des Espagnols sur les Arabes présents dans la péninsule ibérique, un discours est resté célèbre : c’est celui en prêche de l’évêque de Tolède. Son raisonnement en 3 temps consistait à dire que :

  1. les « autres », les Juifs et les Arabes dans le contexte, ne sont pas comme nous ;
  2. ils corrompent les purs, s’ils restent mélangés avec eux ;
  3. il faut les éliminer (les expulser, les convertir de force, les tuer…).

Ce discours de haine en 3 temps est malheureusement toujours valable à l’heure actuelle et a inspiré aussi bien les nazis face aux « peuples inférieurs », que les Hutus extrémistes face aux « cafards Tutsis ». Actuellement, pour Zemmour, Maréchal, Le Pen et Bardella, l’immigration constitue le problème numéro un, parce que pour eux l’islam n’est pas conciliable avec la civilisation judéo-chrétienne et qu’il faut donc extirper les musulmans des terres chrétiennes.

Le 3e arc qui soutient les fascismes consiste en un culte du chef. L’ordre doit s’incarner dans une figure tutélaire unique, qu’on l’appelle Duce, Caudillo ou Führer, à qui tout le peuple doit obéir fidèlement. En Allemagne nazie, au nom du Führerprinzip, les militaires comme tous les autres fonctionnaires devaient jurer obéissance, non pas à l’Allemagne, mais à Adolf Hitler lui-même. Reconnaissons qu’en France ce 3e arc n’est pas (encore ?) revendiqué par l’extrême-droite. Mais soyons suffisamment lucides, pour nous apercevoir que le Rassemblement National et Reconquête cochent déjà 2 cases sur 3 pouvant les qualifier de fascistes et pas seulement de populistes.

La matrice libérale autoritaire

Primo Lévi est un juif italien rescapé des camps de la mort nazis. Jusqu’à sa mort, il a essayé de comprendre le plus objectivement possible, quelle fut la logique de l’univers concentrationnaire. Il a essayé notamment de distinguer, quelle était la part de responsabilité des Allemands dans la déportation des juifs italiens vers les camps à partir de 1943 et celle de la société italienne, catholique et traditionnelle, dans le rejet finalement exprimé des juifs italiens, qui se sentaient pourtant intégrés depuis tant de siècles.

Il faut procéder comme Primo Levi pour son époque et tenter d’analyser pour la nôtre les éléments, qui ont insufflé une telle force au retour du fascisme . En France comme en Europe, l’idéologie dominante depuis le dernier quart du 20e siècle est celle du libéralisme autoritaire. Il ne faut plus avoir en tête la conception d’un libéralisme à la Margaret Thatcher, reposant essentiellement sur le laissez-faire. Il faut désigner clairement cet ordolibéralisme, qui est la colonne vertébrale de l’axe franco-allemand et donc de l’Union Européenne. Et dont le Mantra consiste à dire, qu’il faut accéder au pouvoir pour mieux organiser la dérégulation, c’est-à-dire instaurer un « Marché libre et non faussé ».

Tout vient d’une partie de la classe économique et politique allemande, qui a rejeté l’explication la plus couramment admise, concernant la grande dépression venue des États-Unis en 1929 et arrivée en Europe en 1930. C’est cette crise économique, qui a engendré, sur fond de chômage de masse et de misère sociale, le développement du parti d’extrême droite nationaliste et xénophobe d’Adolf Hitler. Pour les économistes keynésiens, la crise de 29/30 a connu une telle ampleur, parce qu’il n’existait pas à l’époque de mécanismes de régulation de l’économie par la Puissance Publique. Le dogme jusqu’aux années 30 étant que l’Etat devait s’occuper des grandes fonctions régaliennes (Armée, Justice…) et laisser l’économie entre les mains (invisibles) du Marché. En réaction face à ce contexte d’avant-guerre, la France de l’après-guerre fut profondément keynésienne, que ce soit pour définir des grandes politiques industrielles (Concorde, TGV…) ou créer les contours de l’Etat providence.

Pour les ordolibéraux (école de Francfort), l’analyse est à l’inverse de celle des keynésiens : il n’aurait pas fallu plus de régulation pour gérer la crise de 1929-1930, mais une véritable libération de l’économie. Face aux régulations keynésienne triomphantes lors de la deuxième moitié du 20e siècle, quand ils arrivèrent au pouvoir, les ordolibéraux dérégulèrent au maximum ce qui avait été mis en place comme mécanisme de contrôle de l’économie. Bien sûr, l’ordolibéralisme avança à visage couvert : de Laurent Fabius en 1983, lors du deuxième gouvernement sous la présidence de François Mitterrand, jusqu’à Emmanuel Macron maintenant, en passant par tous les autres présidents, entre eux, y compris bien sûr François Hollande, tous ont juré qu’il fallait protéger le modèle social français né du Conseil National de la Résistance

Le discours n’est donc pas explicite, mais les Français se rendent bien compte, que ce sont les partis traditionnels au pouvoir, qui dérégulent et qui le font avec une bonne dose de mépris envers le peuple. Les Français ont voté contre le traité de Maastricht et Sarkozy l’a fait passer par l’intermédiaire du Congrès. Les Français ont voté avec leurs souliers contre la réforme des retraites et n’ont reçu de la part de Macron qu’un silence dédaigneux et des gaz lacrymogènes.

Le grand drame de la Gauche de transformation et non d’accompagnement en France -et dans les pays dits développés dans leur ensemble -, c’est de n’être pas parvenue à démontrer la faillite de l’ordolibéralisme et à proposer un modèle réellement alternatif. En France, comme ailleurs, la politique au quotidien entre les différents partis progressistes s’est effectuée dans des oppositions stériles entre les appareils, qui n’ont pas su rendre audibles leur analyse et leurs propositions pour sortir du marasme économique et social.

Quoi d’étonnant alors que, face à la brutalité des ordolibéraux et à la cacophonie du camp progressiste, nombre de citoyens français se sont tournés vers le discours simpliste de l’extrême droite. Sans comprendre bien sûr que celle-ci ne s’opposera en rien aux injustices économiques et sociales, se contentant d’y adjoindre une restriction des libertés publiques et un déni de l’urgence climatique.

Faire à nouveau front

Ce qui a fait historiquement la force du camp progressiste tient en deux éléments : la toute première consiste en l’existence d’un discours unificateur : le socialisme. C’est cette vision d’ensemble, partagée bien sûr avec plus que des nuances entre les différents partis progressistes, qui constitua le terreau d’une alternative au capitalisme et à son prurit autoritaire : le fascisme.

Le second élément tient en la convergence de 3 des grandes dimensions structurantes de la vie sociale. Pris dans leur vision socialisante commune, le politique, le syndical et l’associatif pouvaient s’appuyer entre eux depuis la dernière partie du XIXe siècle.

Mais depuis 1936, puis le sursaut de solidarité d’après-guerre lors des 30 Glorieuses, la donne a changé. Il n’existe plus de grande idéologie structurante et rassembleuse : le « socialisme réel » a révélé son absence de liberté et le « centralisme démocratique » a démontré les limites de l’oxymore qu’il constitue, c’est-à-dire l’opposition indépassable qui oppose les notions de centralisme et de démocratie. Depuis la fin du récit socialiste qui les unifiait, le politique, le syndical et l’associatif n’ont plus eu l’habitude de marcher la main dans la main ; chacune de ces dimensions existant de manière bien trop autonome par rapport au 2 autres.

C’est en partie à cause de cet état de fait, que l’ordolibéralisme et le fascisme peuvent atteindre un tel degré de développement à l’heure actuelle.

Mais ce contexte ne veut absolument pas dire que l’espoir d’un monde meilleur, sans autant de dominations, n’existe plus. De nouveaux combats ont trouvé des militants pour s’engager : le féminisme continue son combat, la notion de commun traverse nombre de territoires, l’exigence écologique est devenue une évidence pour nombre d’acteurs… S’il n’y a plus de grande idéologie fédérative, il existe au moins un élan général, qui vise à créer une alternative à la société inégalitaire, individualiste et consumériste actuelle.

C’est donc à tâtons, que ces nouveaux espaces de liberté sont revendiqués par la société civile. Malheureusement, le camp progressiste est resté jusqu’ici divisé entre de trop nombreuses chapelles, avec toutes les luttes d’appareils et d’influences stériles, qui se sont déroulées durant tant d’années.

Or que constatons-nous ? C’est que – enfin ! -, devant l’urgence et en 4 jours et 4 nuits de négociation, un rassemblement de ces forces progressistes a pu se faire sous l’appellation de Nouveau Front Populaire et qu’un programme a minima a pu se construire. Mais, puisque cela a donc été possible, pourquoi n’avait-ce pas été la cas auparavant ? On assiste à une formidable recomposition des forces politiques en 3 blocs à l’orientation différente clairement identifiée : le bloc fasciste, le bloc libéral et le bloc progressiste. Aucune erreur d’interprétation n’est désormais possible.

Les 30 juin et 7 juillet, il faut absolument que tous les citoyens de progrès unissent leur vote pour contrer les blocs fascistes et libéraux !!

Contre le fascisme ordinaire

Mais faire advenir une majorité progressiste à l’Assemblée Nationale ne sera pas suffisant. S’il faut contrer le fascisme en tant que système politique, il faut également contrer culturellement le fascisme ordinaire qui imprègne notre société.

Au Collectif pour une Ethique en Travail Social, nous sommes particulièrement sensibles à la situation des plus vulnérables dans la société. Nous pensons que l’attention, qui doit leur être portée par la collectivité, repose sur 2 piliers : le premier consiste à leur permettre d’accéder à des droits fondamentaux, comme obtenir des soins à hauteur de leurs besoins de santé, un revenu substitutif à celui du travail d’un montant suffisant, etc…. Le second consiste à leur apporter un accompagnement socio-éducatif, qui veille à leur individuation, c’est-à-dire à leur reconnaissance et à l’expression de leur singularité au sein de la société.

Ce sont ces 2 piliers, qui instaureront ou restaureront les personnes accompagnées dans leur pleine citoyenneté, par le biais de la solidarité instituée dont ils pourront bénéficier. La question centrale pour tous les acteurs du secteur de l’action sociale (les bénéficiaires eux-mêmes, leur famille et leurs proches, les travailleurs sociaux et les responsables institutionnels et politiques) est de savoir, où est placé actuellement le curseur. 80 ans après le début du développement exponentiel de la solidarité instituée, au sortir de la deuxième guerre mondiale jusqu’à maintenant, le temps de 3 générations, est-ce que l’Action Sociale fait de ces bénéficiaires des citoyens à pleine égalité avec les autres ou n’en fait-elle des citoyens que de deuxième zone ?

Pour répondre à cette question, il faut la sous-diviser en 2 dimensions : autour de l’organisation du travail en lui-même et autour de la situation faite aux bénéficiaires.

Un monde du travail insuffisamment citoyen

Le monde du travail, déjà, ne considère pas ses salariés comme des citoyens de plein droit : des restrictions énormes dans l’entreprise existent dans leur droit à l’expression et à l’auto-organisation de leur travail. C’est tout d’abord les entreprises lucratives, qui limitent ces 2 dimensions, car sinon elles finiraient par se retrouver avec des revendications de la part des salariés dans la distribution de la plus-value, c’est-à-dire dans une exigence d’un partage plus équitable des bénéfices, dont la majeure partie va actuellement aux actionnaires.

À l’opposé, on pourrait imaginer qu’au sein du secteur non lucratif, comme celui des associations, les salariés seraient bien plus autorisés à pouvoir s’exprimer et à agir sur l’organisation de leur propre travail. Ce n’est malheureusement que rarement le cas : l’organisation du travail reste pyramidale et les salariés de simples exécutants. Un système autogéré ne pourrait certes pas se passer d’une hiérarchie, mais cette hiérarchie devrait être simplement garante des décisions communément arrêtées et en rien être l’ordonnatrice des objectifs et des moyens. Et cela n’est guère contesté, par les décideurs comme par les opérateurs : même dans les secteurs associatif et du travail social, les représentations du rôle du chef et de l’obéissance à lui devoir restent majoritaires.

Et cette culture complètement intégrée de la soumission s’appuie par ailleurs sur un mécanisme répressif, qui surplombe le monde du travail. Ce sont les institutions et donc les chefs, qui peuvent décerner des avertissements, ce jusqu’au licenciement, mais cela sans aucun jugement contradictoire devant une institution tierce. La sanction tombe d’abord et ce n’est que dans un second temps, qu’il est possible d’aller devant les Prud’hommes pour prouver éventuellement son innocence. Il existe donc, par rapport aux principes généraux du Droit, une inversion de la preuve dans le monde du travail, qui est tout bonnement insupportable. C’est au salarié de faire la preuve de son innocence et non pas à l’accusateur de faire celle de sa culpabilité. Cette inversion de la preuve constitue la clef de voûte d’un système coercitif : il conduit les salariés à tellement le craindre, qu’ils vont limiter leur expression en s’autocensurant. Or ce sont les salariés de proximité, travailleurs sociaux et paramédicaux, qui pourraient le mieux relayer les besoins des bénéficiaires et l’organisation à mettre en place pour les réaliser.

Nous avons là la première dimension du fascisme ordinaire, celle qui ne permet pas aux opérateurs de terrain d’exercer leur liberté constitutionnelle « de penser et de s’exprimer ».

Une émancipation réelle des bénéficiaires à faire advenir

La situation est encore pire pour les bénéficiaires eux-mêmes : notre collectif est alerté de plus en plus sur des situations de maltraitance avec nombre d’abus, y compris des violences physiques, notamment en foyer de l’enfance, et sur l’omerta qui vient en recouvrir les traces.

Mais au-delà des violences, il y a tout cette impossibilité faite aux bénéficiaires de pouvoir s’exprimer. Rappelons encore une fois que, pour des personnes malmenées par la vie et ayant subi tant de domination, la restauration de leur dignité passe par retrouver une capacité à construire individuellement et collectivement les règles qui vont les régir. C’est ça la pleine citoyenneté et elle doit s’exercer dans le système des foyers, qui constituent le principal horizon des personnes accueillies. Dans le secteur de l’action sociale, il s’agit pour cela de mettre en place cette pédagogie institutionnelle (celle des frères Oury et de Korczak), où ce sont les bénéficiaires eux-mêmes, qui vont définir les règles du vivre ensemble. L’institution et les professionnels ne possèdent qu’un droit de veto, pour rappeler quelques principes de réalité notamment à propos de la loi, mais n’ont en rien un pouvoir d’instauration.

Les Conseils de la Vie Sociale, l’actuel système de représentation des bénéficiaires et des familles, possèdent un champ d’exercice bien trop restreint. Les bénéficiaires restent soumis à la parole des professionnels, les cabossés de la vie restent soumis à celle des intégrés et les Invalides à celle des valides. En cette fin du premier quart du 21e siècle, les personnes accompagnées restent des citoyens de seconde zone, infantilisés et soumis au diktat de la parole d’autres personnes. C’est bien là que se situe le fascisme ordinaire.

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Il faudra donc qu’après les élections du 30 juin et du 7 juillet, en espérant que le pire soit évité, qu’un second Nouveau Front Populaire vienne œuvrer à l’émancipation des bénéficiaires. C’est à tout ce travail de changement de culture et de paradigme, auquel les acteurs progressistes de l’Action Sociale devront travailler !