Extraordinaire paradoxe qu’a provoqué le Covid 19 sur le Travail Social : d’un côté, il a confirmé l’extraordinaire dévouement de tous les salariés de ce secteur au service des personnes : soignants comme socio-éducatif. Bien sûr, le grand public a d’abord mieux repéré l’engagement des soignants de la Fonction Publique Hospitalière, mais il commence à se rendre compte du travail et de l’engagement des personnels des institutions médico-sociales, notamment de ceux œuvrant auprès de nos anciens en EHPAD comme dans les associations d’aide à domicile. Espérons que l’opinion publique se rendra compte aussi de l’énorme mobilisation des personnels des autres branches de l’Action Sociale, ne serait-ce que celle de ces salariés travaillant dans les domaines de la Précarité ou de la Protection de l’Enfance, ayant instauré à l’énergie et avec inventivité la continuité de leurs missions, que ce soit, entre mille autres actions, pour instaurer des aides alimentaires d’urgence ou pour maintenir le contact avec des jeunes en hôtel.

D’un autre côté, le Covid-19 a fonctionné comme un extraordinaire détonateur de la faiblesse des domaines de la Solidarité, laminés par des années de politiques d’austérité : insuffisance de la constitution de stocks de masques et des respirateurs artificiels pour le médical, manque de moyens humains, matériels et financiers pour le secteur de l’Action Sanitaire et Sociale. En EHPAD, le calcul des besoins en masques avait intégré les besoins de 5 jours par semaine pour la dotation global de ces structures, en « oubliant » que celles-ci fonctionnent 7 jours sur 7. Dans le Domaine de la Protection de l’Enfance, une grande Fondation nationale a, « en même temps », demandé à ses salariés de faire des heures supplémentaires et exigé d’autres qu’ils se mettent en chômage technique pour réaliser des économies. Les exemples de difficulté à assumer le Plan de Continuité de Service en cas de crise s’étaient révélés foison, à commencer parce que dans nombre de lieux ce Plan n’avait pas été arrêté auparavant, faute de moyens humains et temporels pour le concevoir…

Dans une de ses interventions télévisées d’alors, le Président de la République avait déclaré qu’il faudra, lorsque qu’adviendra l’après pandémie, que les choses ne soient plus « comme avant ». C’est-à-dire que le « et après » devra accepter de ne plus respecter le critère limitatif des 3 % de déficit du budget de la Nation pour reconstruire le pays. Mais il ne s’agira pas uniquement de réparer les dégâts faits à l’économie et aux entreprises du secteur commercial et concurrentiel. Il faudra enfin doter le pays de structures en nombre suffisant et des moyens humains et financiers nécessaires pour assumer le niveau de Protection Sociale et d’Action Sociale, dont la France a besoin. Jean Gadrey de l’Université de Lille avait, il y a peu, effectué une comparaison par tranches de 100 000 habitants entre pays avancés concernant les taux moyens de personnels dédiés nécessaires à la gestion du bien commun, qu’il s’agisse entre autres du nombre du magistrat ou d’intervenants sociaux, qu’importe que ces personnes soient fonctionnaires ou appartiennent à des structures associatifs sous subventions publiques. Il manquerait, selon ses calculs, 1 000 000 de professionnels en France pour faire fonctionner la Solidarité en France au moins au niveau standard des autres pays développés.

Emmanuel Macron s’est imposé jusqu’ici comme un des chantres les plus affirmés du néo-libéralisme et de la casse des secteurs jadis protégés, que sont la santé, le social, l’éducation et l’humanitaire. Nous verrons bien s’il est capable de réviser entièrement son logiciel ou s’il s’agira uniquement d’un  saupoudrage de moyens, qui seront affectés au gré de leur dispersion par le vent. Nous pouvons très bien imaginé hélas que pour le budget 2023, existera certes une affectation de certains moyens humains en Travail Social très publicisés sur certains créneaux du Travail Social, mais que leur coût risquera d’être compensé par des économies sur d’autres créneaux moins exposés médiatiquement, ne serait-ce qu’en systématisant le télé-suivi des usagers, forcément moins chronophage, en réutilisant dans la durée certains des bricolages instaurés durant la pandémie et qui auront servi alors aux yeux de nos politiques d’expérimentation.

Il faut donc qu’au lendemain de l’épidémie, le secteur sanitaire et social soit en capacité de faire entendre sa voix pour que la société française considère désormais le Travail Social, non comme un simple coût financier, mais bel et bien comme un investissement dans l’humain. Mais notre secteur saura-t-il se faire entendre et instruire le rapport de force nécessaire envers l’opinion publique et les décideurs politiques pour valoriser son action et la nécessité de la faire soutenir par la Puissance Publique ? Rapport de force qui passe tout d‘abord par la force de l’argumentation et la démonstration de la preuve.

Ou alors notre secteur continuera-t-il globalement, en dehors de certains voix publiquement peu audibles ou dans le seuil bruissement des couloirs des institutions, à ne pas savoir exprimer l’importance de ses missions et la nécessité de renforcer son pouvoir d’action ? Ou pire, continuera-t-il de masquer ses manques, se refusant alors en partant de la vérité de ses actions à en améliorer le résultat ?

Dans « Alertes ! », le livre que nous avons fait paraitre, le Collectif pour une Ethique en travail Social a recueilli des témoignages glaçant sur certaines des pratiques du secteur, dont les insuffisances, les négligences ou les intérêts personnels ont conduit à des maltraitances, dont même des décès, absolument contraires à l’éthique et au respect de la dignité de personnes vulnérables que nous accompagnons. Mais il y a peut-être encore pire que la seule émergence à un moment donné, dans certaines circonstances, de ces pratiques dégradantes, c’est de ne pas pouvoir les corriger par la suite. Et elles en pourront pas l’être, parce que ces mauvaises pratiques auront été niées, dissimulées ou euphémisées.

Trop souvent dans notre secteur, ce n’est pas l’injustice qu’il est considéré comme devant être combattue, mais le scandale.

S’il y a tant de travailleurs sociaux qui quittent le secteur au bout de plusieurs années et tant d’autres qui y restent malgré tout, mais confinés dans des habitudes protectrices, c’est essentiellement à cause de la perte de sens qu’ils finissent par avoir à œuvrer dans ce secteur. Ils sont venus travailler dans la relation d’aide pour exercer un métier où primerait l’humain et une vision humaniste et progressiste du développement de notre société. Ce ne sont pas les difficultés qui les arrêtent ni même la violence défensive qu’exercent parfois les meurtris de la vie, c’est bien plutôt le fait de ne plus trouver dans notre secteur suffisamment de sens éthique et déontologique aux actions pratiquées. Et si la société globale a bien sûr une responsabilité écrasante dans cet état de fait, la dissimulation des effets de leur action par certains des acteurs de ce secteur y contribue cependant grandement. Elle est là, la perte de sens, dans l’incapacité et la crainte d’énoncer d’abord ce qu’est la réalité vécue dans les institutions, avant même de vouloir et de pouvoir tenter de la corriger.

L’ambition du Collectif pour une Ethique en Travail Social existe – si humble par la contribution de seulement quelques militants de la cause humaine qui ne veulent pas désespérer complètement et si forte par notre prétention à vouloir que le Travail Social soit guidé par des valeurs fortes dans la reconnaissance de l’Autre – elle est là cette ambition : pouvoir dire la réalité de ce qu’est l’Action Sociale, afin de permettre son amendement ultérieur.

Pour cela, nous avons adjoint récemment à nos premières actions commencées il y a maintenant 10 ans – accompagnement de lanceurs d’alertes du secteur, participation à des comités d’éthique en EPHAD, formation – cette volonté de lutter contre le fléau de la dissimulation. Nous parlons de « painting social » comme il existe le « painting green », faire semblant pour certains de réaliser réellement des actions sociales au bénéfice des usagers comme font semblant certains de réaliser réellement des actions écologiques au bénéfice d’une nature à protéger.

Nous voulons instaurer un cycle de rencontres et d’autant d’opportunité de débattre pour tenter de comprendre :

1°) Les mécanismes défensifs qui concourent à cette dissimulation d’importance de la trivialité de certains de nos actions et de l’écart qui pourrait exister entre une volonté initiale qui se veut bienveillante et une réalisation qui peut être maltraitance. Il faut comprendre les enjeux avant de penser à améliorer les dispositifs. Est-ce par exemple parce qu’il existe insuffisamment de contre-pouvoirs dans notre secteur pour défendre des pensées alternatives et co-construites, que peuvent proliférer trop d’autocrates défenseurs d’une pensée mainstream, basée sur la déresponsabilisation individuelle et collective et une construction verticale descendante ?

2°) La place que pourrait prendre en France l’instauration des ombudsmans, ces médiateurs spécifiques qui existent dans les pays scandinaves notamment. Il deviendrait alors possible pour les bénéficiaires de l’Action Sociale eux-mêmes, les familles et les professionnels de saisir un tiers en cas de conflit avec une institution et de faire valoir et de faire entendre par cet intermédiaire des approches différenciées. Se poserait alors enfin avec beaucoup plus de facilité la grande question de l’institutionnalisation de la parole, quand actuellement et trop souvent il semble si difficile de transformer les échanges en réunions en une action véritable auprès des bénéficiaires.

Au sein du Collectif pour une Ethique en Travail Social, nous voulons instaurer, outre l’accompagnement des lanceurs d’alertes, un débat de fond: s’il existe après la pandémie une fenêtre pour que la cause d’une société plus humaine et attentive à l’autre existe, si cette même société française accorde une plus grande considération à l’action sanitaire et sociale, il n’y a pas que la question d’une plus grande allocation de moyens pour notre secteur qui se pose, même si cet abondement est plus que nécessaire. Il faudra aussi pouvoir se dire quels sont les mécanismes-freins au sein du secteur, qui créent tant de dissimulation, et quels peuvent être les perspectives qui viendraient favoriser l’expression de la vérité.

C’est là toute notre ambition pour 2023 !

Depuis 10 ans que nous existons, le Collectif pour une Ethique en Travail Social a expérimenté avec la modestie de ses moyens de multiples formes de communication à destination des bénéficiaires, des familles et des acteurs de notre secteur… avec plus ou moins de succès. Nous relançons en cet automne 2022 ce site, pour dialoguer avec tous ceux qui le désireraient. Si vous voulez entrer en contact avec nous, si vous voulez même faire paraître certaines de vos réflexions, nous sommes preneurs.   Contactez-nous pour cela au   Notre site est encore petit, aidez-nous à le faire grandir !   😊