A partir des 3 premiers épisodes de cette série, nous en sommes arrivés au constat de l’édiction de normes bien trop restrictives, qui viennent traverser l’ensemble du secteur de l’Action sociale. Face à cela et dans l’intérêt fondamental des personnes accompagnées, de quelles normes libératrices pouvons-nous nous doter ?

Des normes émancipatrices édictées dans la proximité de la personne

Comme toujours, concernant le Travail Social, le discours à en construire porte sur le développement à la fois de sa technicité et de sa démocratie. Faire advenir, au bénéfice des personnes, plus d’individuation dans la construction de leur projet de vie et dans leur accompagnement, nécessite de se pencher sur les progrès à accomplir au triple niveau du quotidien qui leur est proposé, des orientations principales de l’établissement d’accueil et du cadre législatif sur lequel repose l’Action Sociale.

Des projets personnalisés revitalisés

Les lois de 751 puis de 20022 instaurent puis entérinent le principe d’un projet individualisé, pierre angulaire désormais de l’accompagnement des bénéficiaires de l’Action Sociale. Mais le terme « d’individualisé » porte cependant en lui une ambiguïté : il signifie que l’humain accompagnée bénéficiera d’un projet, mais cela signifie-t-il pour autant que ce projet sera singulier et correspondra aux besoins spécifiques de cet être ? Combien de fois, par exemple, peut-on trouver dans certains EHPAD, à l’accompagnement conçu de manière insuffisamment professionnelle et éthique, des projets accolés à chacun des résidents, mais sous la simple déclinaison d’une même formulation passe-partout du style : « accompagner madame X dans son bien-être » ? La loi aurait dû employer le terme de « personnalisé » pour indiquer explicitement, que l’accompagnement mis en place pour chacun des êtres humains concernés correspond aux éléments constitutifs de sa singularité.

L’ambiguïté initiale de la terminologie légale ne pousse pas les institutions et les équipes à développer des projets réellement personnalisés. Il faut pouvoir observer le déroulement des réunions dites de synthèse, au cours desquelles est arrêté le Projet Personnalisé des bénéficiaires. La première remarque interroge les capacités à réaliser un tel projet de la part des professionnels. Parce qu’il y a un véritable savoir-faire méthodologique – on peut également parler d’un savoir-faire procédural – nécessaire à la réalisation d’un Projet Personnalisé: ne serait-ce que la question de la présentation problématisée de ce PP. N’est-il constitué, dans sa première partie, que d’une somme d’observations effectuées sur la personne, avec une seconde partie qui bascule ensuite, en un inventaire à la Prévert, sur une liste d’actions ? Ou, entre ces deux parties une véritable problématique est-elle dégagée, permettant de comprendre pourquoi et comment les actions à entreprendre avec et pour la personne correspondent à un besoin nodal (=central) de la personne? N’oublions pas non plus le risque toujours possible d’un manque de connaissances en Sciences humaines au sein de l’équipe professionnelle réunie pour la constitution de ce PP : cet enfant est-il juste « gonflant » parce que toujours « collé » à un adulte, puis « tapant sa crise » quand l’adulte prend ses distances ? Ou décèle-t-on chez cet enfant un trouble de l’attachement et un évènement « abandonnique » dans son jeune parcours de vie, tels qu’en parle Bowlby ? L’équipe maîtrise-t-elle les 5 étapes repérés du deuil, pour comprendre qu’on ne suggère pas un travail « d’acceptation », quand la personne est encore dans le temps de la « colère » ? L’équipe qui accueille des femmes battues comprend-elle réellement, ce qu’est l’emprise et le sentiment de manque que peuvent ressentir certaines de ses femmes, malgré le courage initial qu’elles ont manifesté pour quitter leur tourmenteur ? Etc…

Se pose ensuite la question de la démocratie avec laquelle est arrêté ce projet. La personne est-elle tout d’abord présente lors de sa propre synthèse ? Ou celle-ci ne réunit-elle que les professionnels ? Le tuteur légal est-il convié à la synthèse ? Si la personne dépend de deux institutions (En ESAT en journée par exemple et en Foyer de Vie en dehors), les deux institutions participent-elles à la même synthèse ou en réalisent-elle une chacune de leur côté, au risque de positionner leurs actions dans des directions contradictoires ? La prise de note lors de la synthèse, puis la rédaction en elle-même de celle-ci après la synthèse, sont-elles confiées à un opérateur du quotidien, son éducateur référent notamment, ou réalisé par un cadre de l’établissement, dont on peut craindre un filtre parfois plus orienté vers des équilibres institutionnels que parfaitement adapté à la singularité de la personne ? Les actions proposées correspondent-elles aux besoins de la personne, quitte à aller chercher dans le réseau l’existence de certaines actions pour élargir le choix des possibles ou ne sont-elles arrêtées que dans le cadre unique des outils dont disposent l’établissement en interne ? Des évaluations intermédiaires existent-elles pour permettre d’ajuster en temps le plus réel possible le PP en fonction des premiers éléments de mesure de sa pertinence sur la personne ? Etc…

Les acteurs des différentes institutions (bénéficiaires eux-mêmes et leur famille, équipe pluri-professionnelle) ont à interroger les méthodes et les outils de la construction du PP, sous ce double angle : celui tout d’abord de la technicité, qui doit être constituée à la fois par la maîtrise procédurale d’un tel PP et par une compréhension suffisante des sciences humaines et sociales; celui ensuite de la démocratie interne, qui doit offrir l’institutionnalisation de la parole, du bénéficiaire lui-même et/ou de sa famille et de ses encadrants professionnels de proximité, associés en une véritable co-construction tout au long des étapes constitutives de ce PP.

Le retour de la pédagogie institutionnelle

C’est donc de la volonté et de la capacité collective des institutions de l’Action Sociale, au travers de la conception et de la mise en œuvre d’un PP, que des normes favorables à l’individuation des bénéficiaires pourront exister. Mais il faut en même temps que le cadre général de chaque établissement trouve le meilleur équilibre possible entre 3 piliers : l’un favorise le développement des PP propres à chacun des bénéficiaires, l’autre les règles nécessaires pour créer du vivre ensemble, la dernière tient compte bien sûr des contraintes qu’impose la triple question des moyens (financiers, matériels et humains), de l’organisation et de la loi.

Les normes spécifiques à la petite communauté, qui partage le même espace-temps au sein de chaque institution, dépendent de cette tri-piliarisation, dont on voit bien la subtilité qui doit présider à son montage, pour réaliser un tout cohérent et satisfaisant. Mais qui doit s’arroger le droit d’exprimer sa vision d’ensemble sur l’institution et, partant de là, créer de la norme : un personnage charismatique, créateur ou développeur de l’institution ? Une poignée de « sachants » excipant, pour justifier leur rôle de décideurs, de leur cooptation au sein du Conseil d’Administration ? Ou les professionnels eux-mêmes, faisant de chaque parcelle de leurs actions un lieu de pouvoir sur les bénéficiaires, confrontés au final à une véritable mosaïque de normes?

Ou les bénéficiaires eux-mêmes ?

La grande force des pédagogies institutionnelles est de reconnaître que le pouvoir de création de la norme doit, par éthique, appartenir à ses bénéficiaires. C’est ce que disent notamment les frères Oury : Fernand, à propos de la pédagogie institutionnelle, centré sur une communauté d’apprenants, et Jean, à propos de la psychothérapie institutionnelle, centré sur une communauté accueillant des personnes en souffrance psychique. Dans les deux cas, les personnes ont subi des dominations, liées à leur état de vulnérabilité, constitué par la faiblesse intrinsèque des enfants ou conférée par la maladie. Les accompagner pour devenir des citoyens, leur permettre d’être les auteurs autant que les acteurs de leur propre vie, leur offrir un pouvoir d’agir : toute cette terminologie signifie que pour leur rendre leur dignité, il faut qu’ils puissent devenir leur propre décideur, leur propre créateur de normes.

L’une des grandes figures de la pédagogie institutionnelle est le docteur Korczak. Dans l’orphelinat qu’il dirige, avant et au début de la Seconde Guerre Mondiale, ouvert à la communauté juive polonaise, ce sont les enfants qui créent les règles et gèrent le Tribunal des Enfants, pour juger de ceux qui les enfreignent. Les adultes n’interviennent pas dans cette création, ils ne possèdent qu’un droit de veto, si la règle est par trop inadaptée, face à un certain nombre de réalités que l’enfant peut avoir du mal à saisir. Les adultes imposent certes des bornes au pouvoir des enfants, mais à l’intérieur de ces limites, ce sont bien les enfants qui sont leurs propres décideurs. Au moment du départ en camp de concentration, à cause de l’abomination nazie, les enfants auront bâti un corpus de 1400 règles, fondatrices des normes qu’ils se seront données à eux-mêmes.

L’usage de ces pédagogies institutionnelles ou psychothérapies institutionnelles devrait être dominant au sein de l’Action Sociale et Médico-Sociale, tant elles permet l’instauration ou la réinstauration de la dignité des bénéficiaires, par la reconnaissance de leur individuation et le développement pour cela de leur capacité à créer leurs propres normes. Or, ce n’est absolument pas le cas. 2002-2 crée un vague Conseil de la Vie Sociale, où se retrouvent bénéficiaires et familles face aux représentants de l’institution. Cet organe juste délibératif, sans que ses conclusions s’imposent à l’institution de quelque manière que ce soit, est grandement mystificateur d’un pouvoir d’agir de la part des populations-cibles des politiques sociales. Il existe tout un système, toute une logorrhée émancipatrice de façade, qui part des CSV, chemine par la profusion des chartes actuelles, en passant par la création des groupes d’analyse de la pratique et autres comités d’éthique. Tout cet ensemble n’est pas complètement inutile : il permet de faire émerger partiellement une parole sur les dominations subies par les bénéficiaires et ceux de leurs encadrants du quotidien sensibles à leur situation. Mais aucun processus ne garantit l’institutionnalisation de la parole qui émerge alors. La fonction apparente de ces dispositions semble en faire essentiellement des soupapes de sécurité, destinées à évacuer les surcroîts de tension au sein des institutions par les bienfaits cathartiques de l’énonciation. Mais elles ne procèdent en rien de l’esprit instituant des pédagogies institutionnelles.

Les Groupes d’Entraide Mutuelle sont plus intéressant dans leur capacité d’instaurer des normes émancipatrices, parce que réellement centrées sur les besoins spécifiques des bénéficiaires. En effet, ce sont eux, qui deviennent les créateurs des services, dont ils ont besoin, et les employeurs des professionnels, capables de réaliser les prestations qu’ils désirent. Nombre des adhérents à de tels GEM sont d’anciens malades psychiques, stabilisés depuis, mais ayant encore des difficultés à s’intégrer complètement dans cette société, dont ils s’étaient sentis tant rejetés auparavant. En exemple, un de ces GEM souhaitait beaucoup pouvoir éditer un petit magazine papier, dans les colonnes duquel ses membres auraient pu témoigner de leur parcours de vie. Ils avaient donc embaucher un Educateur Technique Spécialisé, qui possédaient à la fois les compétences infographiques nécessaires par sa formation professionnelles de base et le savoir-faire relationnel auprès de ses bénéficiaires et employeurs, certifié par sa formation supplémentaire de 3 ans pour décrocher le titre d’ETS. Mais les décisions principales et l’édiction des normes structurantes du GEM appartiennent bien à l’employeur, c’est-à-dire les bénéficiaires eux-mêmes.

L’existence des CVS, parce qu’ils ne sont que consultatifs, et des GEM, parce qu’ils sont trop peu nombreux, ne change rien au fait global : les bénéficiaires de l’Action Sociale restent des citoyens de seconde zone, soumis à des normes institutionnelles conçues par d’autres. Rien n’empêcherait cependant les établissements de notre secteur de conférer à leur CVS un rôle élargi ou de se transformer en GEM, afin d’instaurer une pédagogie institutionnelle réellement émancipatrice, parce que les normes auraient été conçues par les bénéficiaires eux-mêmes. Aucun texte légal n’empêche un tel type de démarche. Mais, dans notre société de classe, cela serait tellement contraires aux représentations et aux intérêts, réels et symboliques, de tellement d’acteurs : des décideurs politiques à une grande partie des familles elles-mêmes, en passant par nombre de professionnels.

C’est d’un réel changement de paradigme dans le rôle des personnes accompagnées au sein des institutions, dont le Travail Social aurait besoin. Comme pour toute révolution socio-culturelle, l’obstacle n’est pas tant dans la conduite opérationnelle du changement, que dans la prise de conscience de la nécessité éthique et sociale de ce changement.

Un cadre législatif sans norme mais avec un grand principe

Il existe, outre les normes sociales, toutes celles administrativo-juridiques et comptables, dont le nombre et le poids n’ont jamais semblé être aussi prégnants qu’actuellement. Nous avons essayé, plus haut, de déceler quelques éléments dans l’infrastructure de l’économie et des rapports de production, qui viendraient expliquer ce fait.

Nombre des bénéficiaires ou des opérateurs du quotidien en Travail Social ne mésestime pas, loin de là, les conditions que créent dans la société et dans son secteur de la Solidarité les politiques néo-libérales, avec toutes les restrictions financières et le cortège des normes « Top down », descendantes, qu’imposent les thuriféraires au pouvoir de ces politiques néo-libérales. Cela fait maintenant 40 ans qu’existe un « bloc bourgeois », telle qu’on peut qualifier l’union des ex-tenants de la troisième voie, socio-démocrates désormais convertis au social libéralisme, et les réels conservateurs. Cette convergence entre deux des principaux courants de la vie politique française, aux yeux dépités de certains acteurs du Social, semble rendre inéluctable et indépassable le maintien de politiques sociales insuffisamment émancipatrices, telles qu’elles se présentent actuellement en France. Il n’est rien cependant d’inéluctable.

Le Collectif des Associations Citoyennes, entité française, s’est rapproché depuis quelques temps du Collectif 21. Dans une Belgique fédérale, la collectivité francophone, la Wallonie, possède une loi datant de 1921, équivalente de notre loi de 1901. La rencontre transfrontalière entre ces deux collectifs a favorisé la compréhension des différences de conception nationale dans le rôle à attribuer à la Puissance Publique dans l’organisation du secteur de la Solidarité. La France, toujours aussi jacobine, ne peut qu’imaginer la création centralisée de normes/nomenclatures, s’imposant à tous sans adaptation locale. Ainsi, les critères des grilles d’évaluation de l’impact des actions entreprises par les établissements du secteur sont-ils tous identiques, même si elles ne correspondent pas à la réalité de leurs interventions Beaucoup d’équipes et de directions se désolent de cet état de fait, mais se sentent désarmés dans leur relation avec leur tutelle. Elles essayent alors, vaille que vaille, de faire coïncider les critères de l’évaluation fournis par le financeurs avec la réalité de l’action, quitte à rogner les ailes de leurs actions pour mieux les faire entrer dans les cases de leur financement. D’autres, plus habiles ou plus cyniques, ayant en tout cas mieux compris que politiquement et médiatiquement la Puissance Publique ne pourrait pas remettre en cause fondamentalement l’existence de leur établissement sans lâcher dans la nature des dizaines de bénéficiaires, sauront rédiger une demande de financement et l’évaluation de leur action selon les critères imposés et avec la nov’ langue d’usage, tout en ayant des actions et l’évaluation de celles-ci, qui se distinguent nettement de la version officielle qu’ils en auront faites. Mais ce jeu de dupes, nécessaire peut-être sur le moment « pour avancer » et offrir quand même une réponse à certaines populations en difficultés et sur certains territoires, découplent l’action associative de l’observation qui peut remonter auprès des décideurs politiques, ce qui à terme ne peut qu’entraîner des incohérences dans la définition et la mise en œuvre des politiques sociales.

La Belgique, par contre, est un Etat fédéral, qui comprend par son histoire et son organisation, que peuvent exister des différences de conception et de mises en œuvre des politiques sociales. Ainsi la Wallonie ne crée aucun critère de définition et d’évaluation des politiques sociales. Elle se contente de demander à ses établissements que, par principe, existe dans chaque établissement une notion de projet, une définition des objectifs et une méthode d’évaluation de l’action. Mais à chaque établissement de créer ses modalités et ses critères d’action et d’évaluation de celle-ci. Dès lors, qu’une institution a créé ses propres outils et ses propres documents pour soutenir ses actions, qu’importe que ceux-ci ne soient pas standardisés et divergent d’un établissement à l’autre. C’est pourquoi, en n’étant pas surplombés par des normes rigides et enfermantes, les établissements belges peuvent-ils être beaucoup plus proches de leurs bénéficiaires, par la création de normes institutionnelles spécifiques et de ce fait beaucoup plus adaptées aux besoins des personnes accompagnées.

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Lors de ses échanges douloureux d’il y a déjà quelques années sur la question des normes et la notion de projet, le Collectif pour une Ethique en Travail Social n’avait su débattre que de manière binaire sur la nécessité ou non de l’instauration de normes. Depuis, le débat a évolué en son sein : le Collectif ne peut que constater que toutes les établissements et services de l’Action Sociale sont enserrés par un tissu de normes, qu’elles soient sociales ou juridico-administratives. Mais ce qui importe, ce qui est primordial, c’est que ces normes soient suffisamment ouvertes pour permettre aux personnes accompagnées, souvent victimes de dominations stigmatisantes, de pouvoir s’offrir la maîtrise de leur destin.

Bien sûr, actuellement, de la définition des politiques publiques jusqu’à l’action des professionnels, en passant par le contenu du Projet Institutionnel des établissement, l’individuation à promouvoir et à accroître des personnes accompagnées n’est ni forcément imaginée ni souhaitée par une majorité d’acteurs du secteur de l’Action Sociale. Il est cependant toujours possible d’affirmer, pour maintenir la flamme avant d’allumer le feu, que les normes réellement émancipatrices ne peuvent être que celles décidées par les bénéficiaires eux-mêmes. Les professionnels et les institutions ont comme rôle, non de créer les normes nécessaires à leur action, mais de garantir l’existence d’un processus instituant favorable à la création par les bénéficiaire de leurs propres normes. Et c’est de cela dont l’ensemble des acteurs de l’Action Sociale doit se convaincre.

1 Loi n° 75-535 du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales.

2 Loi 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médicosociale