Si, comme nous l’avons vu, dans notre épisode 2, la finalité de l’accompagnement socio-éducatif consiste bien à promouvoir des normes a minima et à favoriser l’individuation des citoyens, il reste néanmoins la question tout aussi centrale des modalités institutionnelles à construire pour y parvenir. A cet égard, comment se positionner face aux 2 modèles, aux 2 doxa, qui structurent institutionnellement et idéologiquement notre secteur dans sa construction ?
La norme dans tous ses états
Qui définit les normes au sein des établissements du Travail Social? Fidèle à sa filiation avec le Siècle des Lumières, les différents acteurs s’accorderaient-ils pour valoriser la parole des personnes concernées et permettre leur institutionnalisation ? Ou ces différents acteurs sont-ils à ce point engoncés dans une perception culturelle, socialement marquée, qu’ils considèrent encore les bénéficiaires de l’Action Sociale, comme des citoyens de deuxième zone, qu’il faut encadrer et conduire ?
Les deux doxa en exercice
Pour estimer leur caractère émancipateur ou pas, il est nécessaire de se pencher sur les deux modèles qui traversent le Travail Social. Chacun de ses modèles peut être qualifié comme ressortant d’une véritable doxa, car le modèle est alors complètement intégré et incarné par les personnes qui s’y rallient, au point qu’elles ne sont pas en capacité d’en remettre en cause la pertinence. Le modèle intégré est même parfois essentialisé, tant il apparaît comme « naturel » par son détenteur. Et, bien sûr, ceux qui s’écartent de la doxa dominante au sein d’une institution seront marginalisés voire exclus.
La première doxa peut être qualifiée de « spontanéiste et de bricolée ». Même si elle perdure encore à l’heure actuelle, elle correspond notamment aux débuts du développement exponentiel de notre secteur, après la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agissait alors essentiellement de mettre les personnes concernées à l’abri, sans se préoccuper outre-mesure de questions socio-éducatives à se poser sur leur avenir. A cet égard, le film « les choristes », situé en 1947, montre bien les limites de l’accompagnement fourni, que ce soit à travers la séquence où Kad Merad, incarnant le « surveillant » ancien face à Gérard Jugnot, le nouveau aux méthodes plus progressistes, proclame la conception de son rôle par un « action-réaction », qui n’indique que le côté normatif et répressif de la relation avec les jeunes. Où est la réflexion, qui devrait conduire la réaction ? Comme toute doxa, celle spontanéiste et bricolé, est à étudier au travers d’une qualification particulière accordée à chacune des sous-catégories qui la constitue. Ainsi, pour cette doxa, la prise en charge est-elle groupale, la temporalité correspond-elle au présent, la culture est-elle surtout orale et l’établissement est-il fermé sur lui-même.
La seconde doxa apparue dans le champ de l’Action Sociale se veut dépasser les limites de la première. Avec le temps, la nécessité stricte de mettre à l’abri les bénéficiaires s’estompe en faveur d’une réflexion plus accrue sur le sens et la définition de l’accompagnement qui leur est proposé. Cette nouvelle doxa peut être qualifiée « d’ingénieuse et de projetée ». La prise en charge y est conçue comme personnalisée, la temporalité comme référée au futur, la culture comme dorénavant bien plus écrite et l’établissement comme de plus en plus ouvert vers l’extérieur.
Tableau comparatif des deux principales doxas s’exerçant dans le champ de l’Action Sociale :
Dimension | Qualification | |
Finalité | Mettre à l’abri | Offrir un accompagnement socio-éducatif |
Doxa | « spontanéiste et bricolée » | « projective et ingénieuse » |
Prise en charge | Groupale | Personnalisée |
Temporalité | Le présent | Le futur |
Culture | Orale | Ecrite |
Etablissement | Fermé | Ouvert |
La seconde doxa, on le voit aisément, est plus propice à l’émancipation des personnes et au fait de pouvoir leur rendre un destin. Les choses ne sont malheureusement pas aussi simples, car, dans les faits, la transition n’est pas nette entre les deux doxas : les établissements et services ont un positionnement qui ne correspond pas à l’archétype de la doxa projective et ingénieuse, mais qui correspond bien plus en une articulation de ces deux dimensions.
S’il y a encore tant de frilosité à développer des normes émancipatrices, c’est qu’il existe plusieurs biais qui continuent de favoriser la prégnance de normes plus restrictives.
Une domination de classe
On parle de Solidarité instituée, si on appréhende l’attention d’une Société envers les plus démunis de ses citoyens à travers les établissements et services constitués, et de Travail Social, si on le fait à travers les professionnels diplômés qui exercent l’accompagnement socio-éducatif. Ne parlons pas de l’Intervention Sociale, qui gomme le côté professionnel du Travail Social, pour introduire un bénévolat, valorisé actuellement pour compenser les politiques d’austérité.
Cette Solidarité instituée, ce Travail Social, constitue un secteur professionnel au sein de la société. Celle-ci, même sous ses relents néo-libéraux autoritaires qui adviennent de plus en plus, reste en France d’inspiration social-démocratique. Comment se constituent les normes dans une social-démocratie ? Celle-ci favorise-t-elle l’individuation, l’autodétermination responsable, et définit-elle ses normes a minima et dans une volonté intégrative de tous ses citoyens?
Au cœur de la conception social-démocrate de la société, il faut placer l’ouvrage de l’américain John Rawls, « Théorie de la Justice » dans la manière d’aborder la question d’une participation élargie aux prises de décision. Autour d’une table seraient réunis les représentants institutionnels en place et leurs invités, qui représenteraient d’autres intérêts ou d’autres sensibilités que les leurs. Le débat se déroulerait alors « sous voile d’ignorance », chacun des participants étant invité à ignorer ses intérêts particuliers et ses représentations, pour co-construire, à égalité avec chacun, une décision commune. Cette vision constitue un leurre, une mystification profonde : personne n’oublie ses intérêts et surtout pas les décideurs qui, de la constitution de l’ordre du jour et du choix des invités à l’animation des débats et à la rédaction du compte-rendu, feront tout pour que les conclusions des réunions reviennent peu ou prou à valider des décisions déjà arrêtés en amont par les seuls représentants institutionnels.
Au niveau micro, celui des établissements en Travail Social, apparaît de manière flagrante le poids de la hiérarchie dans la constitution et l’application des normes. Le représentant de la hiérarchie n’apparaît que trop rarement comme un garant des décisions collectivement arrêtées en amont (en rappelant par exemple ce que le PI avait décidé) et un animateur de la constitution des débats, chacun y participant avec son degré d’expertise. Il faut voir, par exemple, dans les réunions dites de synthèse, où sont élaborés les Projets Personnalisés des personnes accompagnées, le poids de sa parole par rapport à celle des opérateurs de terrain, c’est-à-dire ces familles, soignants, travailleurs sociaux ou paramédicaux, qui interviennent au quotidien auprès des personnes. Par contre, dans le montage technique d’un certain nombre de projets, comme celui d’un transfert des personnes (= séjour hors de la structure), le centre de gravité de la décision sera quand même plus accordé aux opérateurs de terrain. En d’autre terme, plus les décisions à prendre concerne le montage technique, opérationnel, de certaines actions, plus elles pourront reposer sur les opérateurs de terrain. Plus elles viendront à définir les axes de progression de l’institution et la définition des normes, plus elles seront éloignés des personnes concernées et de leur encadrants directs.
Ce constat d’un centre de décision, créateur des normes, éloigné des personnes concernées et de leur entourage le plus immédiat (famille, opérateurs de terrain), correspond à la conception augustino-platonicienne évoquée plus haut. Le secteur du Travail Social ne serait finalement pas si autonome du reste de la société et de ses conceptions dominantes. Et les facteurs de domination socio-culturelles seraient parfaitement intégrés par les acteurs. Nous nous retrouverions dans un schéma d’organisation en classe aux intérêts divergents assez connu : une classe dominante, qui prendrait les décisions et tirerait des bénéfices financiers et symboliques de sa domination, des dominés bien sûr, c’est-à-dire les bénéficiaires eux-mêmes relégués dans un statut de citoyens de seconde zone, et, entre ces deux classes, une intermédiaire, chargée d’encadrer les dominés, les opérateurs de terrain, mais selon les normes et prescriptions définies par la classe supérieure. Cette classe intermédiaire, comme dans le secteur de la production, aurait du mal à se situer socialement, tantôt proche de la classe dominée, celle des personnes et voulant les défendre, tantôt proche de la classe dominant, celle qui décide, et participant ainsi à l’ordonnancement de la vie en institution décidée par le haut.
Bien sûr, on peut repérer aussi, à côté de la lutte des classes, la lutte des places. Le secteur de l’Action Sanitaire et Sociale facilite l’ascension sociale : il est des Aides-Médico-Psychologiques qui ont fini directeurs. Et c’est une très bonne chose, si l’ascenseur social reconnait le mérite individuel, quel que soit le titre professionnel initial. Mais l’observateur peut également s’interroger devant certains beaux parcours professionnels et se demander quelle est la part de stratégie déployée par le promu, pour s’allier objectivement avec les présidences en place et repérer les réseaux capables d’offrir un certain nombre de courtes-échelles. Dans certains de ce cas-là, leur alliance avec les décideurs/éditeurs de normes ne risque-t-elle pas de s’être faite au détriment de leur engagement à défendre les intérêts de la classe dominée, celle constituée par les personnes accompagnées ?
Ce contexte général, qui consiste à maintenir les personnes accompagnées sous domination et à se servir plutôt que de servir, forme un terreau extrêmement fertile pour l’exercice des maltraitances institutionnelles.
Des maltraitances institutionnelles opposées à toute idée d’individuation
Renseignée d’abord par l’American Medical Association, suite au scandale de la psychiatrie asilaire américaine durant la seconde moitié du 20° siècle, puis relayée par le Conseil de l’Europe, la réflexion sur les maltraitances institutionnelles dans l’accompagnement de personnes vulnérables a été de plus en plus documentée. On s’accorde désormais à les regrouper dans deux grandes catégories. Tout d’abord, celle des violences : physique, psychologique, sexuelle, matérielle (dont celles financières) et organisationnelles. On peut bien sûr, et cela fait de plus en plus débat actuellement, rajouter aux violences les discriminations liées à l’âge, le genre, la validité, l’orientation sexuelle…
Se rajoutent les maltraitances liées à la négligence, qu’elle soit active ou passive, et qui font que tel ou tel besoin n’est pas ou n’est qu’insuffisamment pris en compte. Notre secteur, pour aller vers la reconnaissance de l’individuation des normes, devrait commencer par avoir une approche holiste, c’est-à-dire globale, de la personne accompagnée. Et non pas réifier sa perception de la personne, c’est-à-dire réduire celle-ci à une seule dimension. C’est, par exemple, en Protection de l’Enfance se contenter d’envisager le seul avenir professionnel d’un jeune en rupture en le réintégrant à l’école ou en lui trouvant un apprentissage dès 14 ans, mais en négligeant complètement de se pencher sur le trauma constitué par les violences intrafamiliales subies antérieurement. C’est en ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail) n’envisager que l’insertion du Travailleur Handicapé dans cet établissement, sans prendre en compte ses difficultés à l’extérieur pour nouer des relations amicales et affectives. C’est dans cet EHPAD (Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes), l’impossibilité de faire le choix de ses horaires de restauration, de lever et de coucher. Etc…
N’oublions surtout pas le lien, qui peut exister entre maltraitance des personnes accompagnées et malmenance des salariés. Souvent, avant de devenir un véritable lanceur d’alerte vers l’extérieur, le salarié, scandalisé par telle violence ou telle négligence, s’en ouvrira au sein de sa structure, auprès de l’équipe ou d’un membre de la hiérarchie. Préférant l’injustice au scandale, culpabilisant de ses propres manques, au moins d’attention à la situation des bénéficiaires, pris peut-être eux aussi dans des intérêts sordides au maintien de la maltraitance, des membres de l’équipe ou de la hiérarchie préfèreront l’omerta et crieront haro sur celui qui pose les questions tabou. Le Collectif pour une Ethique en Travail Social avait ainsi été à l’écoute d’un éducateur, prostré depuis 15 jours chez lui, en plein doute existentiel, parce que l’équipe, pour se préserver d’une suspicion de maltraitance, avait remis en cause le jugement de cet éducateur avec une violence inouïe, l’accusant d’être fou pour avoir porté un tel regard sur l’équipe.
Le CETS, dans un livre intitulé « Alertes ! Tenir et Agir face à la dérive du Travail Social » a pu recueillir plusieurs témoignages de maltraitance et tenter, dans l’analyse qu’il en avait effectuée, de découvrir quelques-unes des variables explicatives de ces maltraitances. Dans le cas de Juliane, un système vertical descendant, complètement centralisé autour de la directrice, sans l’exercice du moindre contre-pouvoir, déresponsabilisait les opérateurs terrain, jusqu’à créer des drames par négligence. Dans celui de Daisy, le fonctionnement voulu en silo des services autour du 3° âge, sur-responsabilisait et isolait d’autant l’aidante familiale. Pour Sacha, travaillant auprès des jeunes de la Protection de l’Enfance, dit « incasables », le rejet de ces jeunes les conduisait à vivre d’exclusion de foyer en exclusion de foyer, en une répétition permanente et douloureuse de l’exclusion familiale initiale. Quant à Sophie et Sylvie, travaillant toutes deux pour les services d’un département, elle auront pu être témoins de pratiques au fort relent xénophobe, consistant à ficher illégalement l’étranger ou à créer de tels filtres successifs pour l’accueil des mineurs isolés, que peu d’entre eux finiront par obtenir la reconnaissance de leurs droits.
Face aux grands principes, issus du Siècle des Lumières et destinés à permettre aux personnes vulnérables de se (re)constituer et de s’offrir la maîtrise d’un destin propre, les normes qui traversent le secteur du Travail Social, souffrent de trop nombreux biais restrictifs. Ces biais peuvent être considérés comme intrinsèques et dépendent essentiellement du niveau micro, celui des établissements, où s’exercent un certain nombre de dynamiques propres. Celles-ci dépendent de certaines représentations non émancipatrices, en terme de rapport de classe ou de doxa, ou d’enjeux internes, où certains agissements de d’individus ou de groupes insuffisamment centrés sur l’intérêt de la personne accompagnée peuvent se réaliser, parce qu’il n’existe pas de réel contre-pouvoir pour s’opposer efficacement aux dérives.
Mais, au-delà des facteurs propres aux institutions, de manière extrinsèque, il est possible de s’interroger, si certaines normes administratives et comptables, provenant du niveau macro et s’imposant aux établissements, constituent la dimension logistique et organisationnelle d’une idéologie centrée sur la culture de l’individuation ou si elles ressortent d’une autre logique pouvant faire obstacle à cette individuation.
Les normes administratives et comptables
Jean est Educateur Technique Spécialisé au sein d’un des rares Instituts-Médico Educatifs dépendant directement du pouvoir central d’un ministère. Son atelier sensibilise et prépare aux métiers de la restauration, vers lesquels les jeunes s’orienteront à la sortie de l’établissement, que ce soit au sein du Milieu Ordinaire ou de celui protégé. Les sessions de formation duraient sur une demi-journée (3 H) pour avoir le temps de mettre les jeunes en tenue de cuisine, d’arrêter ensuite avec eux une recette, de préparer le mets, le cuire, le déguster ensemble, remplir par chacun en fonction de ses moyens une petite fiche venant rejoindre le classeur personnalisé de ces jeunes et d’enlever la tenue de cuisine.
Brutalement, il est demandé à Jean, comme pour tous les autres éducateurs responsables d’un atelier, de limiter ceux-ci à ¾ H. Des spécialistes venus du ministère ont expliqué à toute l’équipe pluri-professionnelle que ce laps de temps correspondait au degré de concentration dont disposent les enfants situés dans le spectre autistique. Passe encore de centrer la méthode d’apprentissage uniquement sur les capacités des un ou deux enfants autistes par groupe qu’accompagne Jean. Concernant la notion d’éducation structurée adaptée aux jeunes autistes à laquelle le ministère vient de former les éducateurs en 2 jours, il est difficile à Jean sur une information aussi restreinte de se forger une opinion définitive. Par contre la durée des séances l’interpelle : en 45 minutes, Jean possède à peine le temps de faire mettre en tenue les jeunes, qu’il lui faut faire procéder à l’enlèvement de cette même tenue. Tout cela est absurde. D’autant plus que, sur ce même laps de 45 minutes, Jean doit procéder à un relevé précis des différents actes socio-éducatifs correspondant à une nomenclature contenue dans un livret de plusieurs dizaines de pages. Et bien sûr, puisque certains des actes effectués par Jean dans le cadre de sa progression pédagogique ne sont pas référencés dans la nomenclature, ils ne peuvent pas être pris en compte et sont donc à proscrire.
Au bout de tout un temps de réflexion, Jean finit par comprendre. Ce n’est pas tant que le « lobby » de l’éducation structurée vient de l’emporter face à celui de l’approche psychanalytique dans le champ de l’autisme. Non, le véritable enjeu n’est pas là. C’est le payement à l’acte. La nouvelel approche inscrit dans sa nomenclature une série d’actes auxquels correspond une tarification. Il faut que les normes de l’accompagnement socio-éducatif correspondent à une nomenclature arrêtée au niveau national et non pas soient issus de la réflexion de l’établissement et des réalités propres aux enfants et aux nécessités de leur accompagnement. Et il était plus facile de créer une expérimentation de cette nomenclature et du payement à l’acte par un IME dépendant directement de la Puissance Publique, avant de la généraliser, ce qui fut fait dans le cadre du programme SERAFIN-PH1. Ou comment passer de la norme à la nomenclature.
Cet exemple est significatif du « New Management Public », à l’œuvre depuis plusieurs années, qui vient imposer des normes administratives et comptables descendantes, bien trop loin des préoccupations des établissements et de la volonté d’individuation dans l’accompagnement offert aux bénéficiaires.
Qu’est-ce qui a évolué au niveau sociétal pour conduire à un tel changement de paradigme ?
La fin du compromis fordien
Il faut définir quel fut le Contrat social antérieur pour mieux saisir les conditions de la rupture introduite actuellement. En effet, tout au long du 20° siècle, dans les pays industrialisés en mesure de fabriquer les produits de consommation de masse dont avaient besoin les populations, il fut convenu de payer suffisamment les salariés pour qu’ils puissent acquérir ces produits. C’est ce qu’on appelle le compromis fordien (Henry Ford souhaitant que ses employés puissent acheter eux-mêmes les voitures qu’ils produisaient). Ce Contrat social, qui venait à restreindre au sein du Capitalisme le volume de la captation de la plus-value par les investisseurs financiers, existait aussi par la concurrence idéologique que lui imposait le Socialisme, dont il fallait se démarquer des promesses de lendemains radieux en offrant l’accès dès aujourd’hui au consumérisme. De manière corollaire, le compromis fordien s’interdit à l’époque de se faire de l’argent sur les actions envers les pauvres et les malades et sanctuarisa alors le secteur de la Solidarité contre toute marchandisation. Bien sûr, ne serait-ce que dans le secteur de l’Action Sociale, une partie marchande existait déjà. Il suffit de ne penser par exemple qu’aux crèches et aux maisons de retraite privées. Mais jusqu’ici, il restait conçu que cette marchandisation ne pouvait s’exercer que sur la portion solvable du secteur. Il semblait que, par définition et par décence, le marché ne pouvait pas s’attaquer à certains domaines, notamment ceux de la Protection de l’Enfance et de la Précarité.
Depuis la chute du mur de Berlin (1989) et des régimes communistes qui s’ensuivit, le Capitalisme ne possède plus d’adversaire idéologique. Il peut alors revenir à l’une de ses tendances les plus profondes, la maximalisation immédiate de ses profits. Fin alors du compromis fordien (abrogation par exemple de l’indexation des salaires sur l’inflation) et glissement de plus en plus fort du capitalisme industriel vers le capitalisme financier et spéculatif. Ce dernier, dopé en plus par la faiblesse des taux d’emprunt, dispose désormais d’une force d’investissement énorme. Face à la faiblesse progressive du pouvoir d’achat des salariés, ce qui limite l’accès à la consommation des biens, ce nouveau capitalisme se lance à la recherche effrénée de nouveaux marchés. Pour en trouver, il lorgne désormais sur les domaines auparavant préservés de la santé, du social, de la culture et de l’humanitaire.
Le mécanisme de maximalisation des bénéfices du capitalisme s’exerce à l’encontre du secteur de la Solidarité d’une double manière.
La recherche de l’efficience
Depuis le tournant des années 90, un moindre effort contributif est demandé aux entreprises. Outre toutes les exonérations, dont la liste s’est accrue au fil des années, c’est dernièrement l’Impôt sur les Sociétés qui est passé de 31 % auparavant à 25 % au 1° janvier 2022. Cette baisse généralisée des prélèvements est supposée accroître la compétitivité des entreprises, leur attractivité et à terme les embauches, ce qui amènerait ainsi un effet de ruissèlement : ce qui est bon pour l’entreprise est bon pour les salariés. A moins que ce soit pour les actionnaires, qui bénéficierait alors d’un effet d’aubaine, privilégiant une rémunération accrue de leurs actions à un investissement productif et à l’embauche correspondante.
Quoi qu’il en soit de la pertinence ou non de la théorie du ruissèlement, ce qui est certain, c‘est que la Puissance Publique, avec moins de prélèvements effectués sur l’activité économique, voit ses moyens diminués. Or, en même temps, cette même Puissance Publique valorise ce New Public Management avec des effets, y compris bien sûr dans le secteur de l’Action Sociale, où de plus en plus chaque acte doit être justifié et évalué.
S’il ne s’agit que d’efficacité, globalement, le secteur pourrait ne pas être contre : on tournerait ainsi la page de la doxa « spontanéiste et bricolée » pour une meilleure rationalisation de l’action au service des personnes. Sauf qu’il ne s’agit pas tant, dans le cadre de ce New Public Management, d’efficacité, mais plutôt d’efficience : faire plus avec moins. A moyens constant, voire même avec une baisse des moyens, notamment quand les dotations ne sont pas augmentées face à l’inflation, il faudrait faire plus, diversifier les actions, consacrer du temps à leur évaluation, créer des postes pour répondre aux appels (d’offre, à projet ou aux manifestations d’intérêt), au lieu de bénéficier de la sécurité relative de la subvention, etc…
C’est sans compter non plus sur un facteur apparemment étonnant : le glissement de l’évaluation de la portée d’une action auprès des personnes, cette fameuse notion d’impact, à l’évaluation de la mise au travail des professionnels du secteur. C’est le cas par exemple dans certains département, où est mesuré le nombre de contacts effectués par les travailleurs sociaux dans les Circonscriptions d’Action Sociale et autres Unités Territoriales. Un contact pouvant être constitué aussi bien par un appel téléphonique que par un entretien. En distinguant les « bons » travailleurs sociaux des autres en fonction du nombre de contacts, que devient la question du résultat de ces contacts pour les personnes concernées ? Cette question qualitative disparaît derrière celle quantitative. Et si cette question quantitative prend le dessus, c’est uniquement parce que le quantitatif devient un critère majeur dans le financement des établissements. Nous avons donc, sous couvert d’une mesure de l’impact au bénéfice des personnes et d’un ensemble de démarches qualité, une pseudo-rationalisation de l’Action Sociale au profit uniquement des critères de son financement.
Voyons ce qui se passe dans le domaine de la formation en Travail Social. En formation des adultes, ce qu’on appelle l’andragogie, l’ensemble des recherche-actions, mêlant dans leur démarche universitaires et praticiens, converge pour reconnaître la pertinence de la méthode suivante pour évaluer les bénéfices et les limites de la formation initiale des travailleurs sociaux : entreprendre, à 6 mois et à 2 ans après leur entrée dans le monde du travail, une enquête croisée qualitative, qui interroge le jeune diplômé et son encadrant direct. Au-delà des 2 ans, les effets de la formation initiale s’estompent derrière d’autres considérants.
Alors que cette démarche est reconnue, à quoi correspond l’enquête effectuée lors de la certification Qualiopi pour juger de la pertinence de la formation des futurs travailleurs sociaux. Elle consiste d’abord à évaluer l’existence de critères formels : taille des salles d’accueil, traçabilité des documents ayant servi comme support de cours… Et s’accompagne d’une enquête de satisfaction auprès des enseignés. Mais la satisfaction du moment des enseignés, si elle juge de la qualité pédagogique du formateur/enseignant à transmettre ses savoirs, ne préjuge en rien de la pertinence de ces savoirs par rapport aux exigences du métier que rencontrera le futur professionnel.
Le glissement de la nécessaire efficacité en Travail Social à l’efficience introduit un biais d’importance, qui sacrifie la qualité de l’accompagnement aux mesures d’économie enregistrées et crée une évaluation tronquée de l’action par le choix de critères non ou insuffisamment pertinents.
Les Contrats à Impact Social en ligne de mire
Il n’y a pas que l’instauration d’une moindre contribution des entreprises au bien commun et l’instauration des politiques publiques d’austérité qui en découle, pour permettre aux entreprises de maximaliser leurs bénéfices. La seconde manière consiste à permettre au marché d’investir directement dans le secteur de l’Action Sociale pour en retirer des bénéfices. D’inspiration anglo-saxonne, les Contrats à Impact Social, en phase actuelle d’expansion en France, permettent à des projets d’être financés par le privé lucratif (banque, fonds d’investissement…). Selon les résultats apparents de l’action, le financeur sera non seulement remboursé de son investissement, mais touchera un bénéfice, qui lui sera remis par la Puissance Publique, qui reste le financeur.
Par exemple, BNP Paribas va financer une action de l’association Messidor dans plusieurs départements consistant à accompagner des personnes souffrant de troubles psychiques sans Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé (RQTH). La finalité consiste à favoriser leur insertion professionnelle. Pour ce projet, financé à hauteur de 2 600 000 euros sur 5 ans, BNP Paribas touchera, selon le taux d’insertion des personnes concernées par le dispositif, des bénéfices plus ou moins accrus. Le Collectif des Associations Citoyennes est vent debout depuis des années contre ces CIS et leur consacre une belle part du travail de son Observatoire Citoyen de la Marchandisation des Associations2. Celui-ci vient de sortir son premier rapport. La réfutation de la nécessité d’une telle entrée de la marchandisation dans l’Action Sociale repose sur deux critiques fondamentales.
La première consiste à rappeler que ce type de « Partenariat Privé-Public » est extrêmement onéreux pour les finances publiques, puisque le coup de l’action va être multipliée par 2. Il faut en effet verser d’éventuels bénéfices, payer un évaluateur (et l’évaluateur de l’évaluateur !), suivre selon la méthode de la randomisation un groupe témoin qui n’aura pas bénéficier de l’action, afin de mesurer l’écart entre les deux groupes, etc… Tout cela parce que la démarche se veut scientifique, afin de la distinguer des actions « classiques » du privé non lucratif, moins chères, mais présentées par idéologie comme moins rigoureuses. La seconde critique consiste à craindre l’existence de biais pour favoriser la réussite : est-ce que Messidor, poussé par l’investisseur, ne sera pas tenté de sélectionner parmi les personnes souffrant de troubles psychiques, ceux déjà très proches de l’emploi, en délaissant les autres ?
En terme de normes, ce qu’induisent les CIS consiste en une réification de la personne accompagnée. Celle-ci n’est plus à considérer dans un accompagnement holiste, prenant en compte toutes les dimensions qui le constituent. Dans notre exemple, les personnes en situation de troubles psychiques accompagnées seront réduites à leur dimension financière : l’argent qu’ils seront susceptibles de rapporter en cas d’insertion professionnelle réussie. Si la personne possède d’autres besoins, ne serait que de renforcer son parcours santé, cela sera-t-il donc considérer comme un échec de la mesure et la remettra-t-elle en cause ?
Pour l’instant, le loup financier n’a encore mis qu’une griffe dans la bergerie du Travail Social. Mais l’intention des libéraux est d’en faire désormais le modèle dominant de financement de ce secteur, imposant pour cela des normes de réussite de l’accompagnement, ce qui est désigné sous le nom d’impact social selon le jargon en usage, avec des critères qui se prétendent scientifiques. Mais dont la connaissance n’est pas diffusable aux observateurs citoyens, sous prétexte de préserver le secret des affaires. La norme est bel et bien devenu financière et comptable.
Au total, nous voyons donc apparaitre dans le secteur du Travail Social des normes de plus en plus restrictives, limitatives de ce fait de l’émancipation des personnes et de la recherche de leur individuation. Ces normes existent de manière intrinsèque au Travail Social : celui-ci est soumis encore pour partie à cette doxa spontanéiste et bricolée, qui limite son accompagnement socio-éducatif en le pensant insuffisamment ; des représentations de classe confère de manière encore trop prégnante une appartenance des personnes accompagnées à une classe inférieure, devant laquelle la classe intermédiaire des travailleurs sociaux peine à se positionner ; des biais trop nombreux existent dans les établissements, faute de contre-pouvoirs effectifs. Mais des normes insuffisamment émancipatrices sont produites également de manière extrinsèques au Travail Social, à cause de la fin du compromis fordien qui avait jusque-là su tenir à distance le marché ; un marché qui a dorénavant le vent bien en poupe, parvenant au travers du New Public Management à valoriser ses critère d’efficience et, au Travers des CIS, à favoriser la rentabilité de ses actions.
Est-ce à dire que cette tendance lourde actuelle à l’édiction de normes restrictives ne possède en face d’elle aucune conception alternative, basée sur des normes nettement plus émancipatrices ?
1 Services et Etablissements : Réforme pour une Adéquation des FINancements aux Parcours des Personnes Handicapées
2 www.observatoire.associations-citoyennes.net