Rendre un destin à la personne accompagnée

Nous nous sommes donc penchés, dans l’épisode 1 de cette série sur la question de la norme, sur l’évolution de cette notion au sein de la société. Il s’agit maintenant, dans cet épisode 2 d’interroger la finalité de l’accompagnement proposé aux personnes en situation de vulnérabilité par les professionnels de l’Action sociale : quelles normes peuvent-elles/doivent-elles structurer cet accompagnement ?

Le vocabulaire a évolué depuis la fin des années 40 et le début du développement exponentiel de la Protection Sociale et de l’Accompagnement Social. On a parlé pendant longtemps de « prise en charge », mais cette terminologie contenait par trop une notion de verticalité descendante de la part des équipes professionnelles des établissements, décideuses exclusives face à des bénéficiaires dont la docilité étaient attendues. On a utilisé aussi le terme d’usagers ou de clients pour désigner les utilisateurs des services et établissement sociaux, mais ces deux mots renvoyaient à une notion consommatrice des prestations sollicitées et reçues.

Le vocable « d’accompagnement socio-éducatif » a fini par s’imposer, parce qu’il facilitait la prise en compte de deux dimensions : la première, reposant sur les 2 adjectifs, social et éducatif, permet d’associer les 2 grandes orientations du travail effectué pour et avec la personne, consistant à fournir un accès aux droits et un tutorat nécessaire dans les périodes de doute et de (re)construction personnels. Quant au nom commun, celui d’accompagnement, il indique une meilleure fonction d’horizontalité entre les travailleurs sociaux et les bénéficiaires, espérée facilitatrice de l’expression de besoins singuliers et authentiques par la personne elle-même.

Mais sur quoi doit porter cet accompagnement socio-éducatif ? Dans nos sociétés modernes, inspirées par les Lumières et le primat de la conscience, quelles sont les principales normes sur lesquelles cet accompagnement doit s’appuyer ? Il pourrait y avoir mille et une normes prévalentes établies dans le domaine de l’Action Sociale en fonction des représentations idéelles (religieuses, philosophiques ou politiques) qui les fondent. Et, comme dit plus haut, le principal c’est que les normes valorisées dans l’établissement apparaissent explicitement dans le PI, permettant ainsi de guider le choix de cet établissement par les hébergés (ou leurs tuteurs) et par les professionnels. Il est possible néanmoins de considérer que l’héritage des Lumières conduit à privilégier certains normes par rapport à d’autres. La toute première norme est celle de la quête du bonheur. L’Homme n’est plus dépendant de normes transcendantales qui L’obligeraient à conduire Sa vie en fonction de critères religieux, gagner le Paradis grâce à ses actions sur Terre, ou philosophico-politiques, être « la génération sacrifiée » pour permettre au Socialisme d’advenir ou à un Reich de mille ans d’exister. La finalité d’une vie terrestre consiste dans la quête du bonheur et non dans celle du sacrifice. Bien sûr, le Contrat Social oblige l’Homme à ne pas construire son bonheur au détriment de celui des autres.

Cet espace contradictoire entre bonheur et prise en compte de l’Autre pourrait-il être désigné par la notion « d’autonomie responsable », souvent usitée dans le secteur du Travail Social ? L’adjectif responsable n’est pas tant à remettre en cause, tant il indique la reconnaissance de l’altérité. Le terme d’autonomie est plus critiquable. Dans la société française, très individualiste, l’autonomie permet de ne pas dépendre des autres et, à ce titre, cette dimension est très travaillée dans notre champ, notamment dans les Instituts Médico-Educatifs, qui accueillent nombre de jeunes à besoins particuliers. Ce sont nos amis francophones du Québec, de Wallonie et de Suisse Romane, qui préfèrent au terme d’autonomie la notion d’autodétermination, traduction de l’anglo-américain « empowerment ». Le principal dans la vie n’est pas tant de savoir avancer seul, que de savoir vers quoi avancer. A contrario, c’est un vraie serrement de cœur pour les membres des équipes pluriprofessionnelles (médicaux, paramédicaux, travailleurs sociaux), de constater les effets dévastateurs de l’institutionnalisation de leur accompagnement, notamment en foyers, et la « panne du désir » qui en résulte parfois. La personne accompagnée peut se révéler alors en grande difficulté pour exercer des choix qui lui sont propres, juste dictés par sa conscience, les remplaçant par d’autres, uniquement en réaction aux normes qu’elle infère de l’institution, soit pour s’y opposer frontalement, soit pour s’y conformer avec docilité, pour « faire plaisir » aux encadrants, n’existant alors qu’en miroir de ceux-ci.

Dit autrement, dans un registre plus psychanalytique, qu’est-ce que finement l’autodétermination ? C’est une capacité de la personne à s’exprimer en tant que « sujet désirant en action » : « sujet », parce qu’elle a la capacité à dire je, sans être sous l’emprise particulière d’un individu ou d’un groupe ; « désirant », parce qu’elle a appris à suffisamment se connaître pour exercer des choix qui correspondent à sa sensibilité, son potentiel et son parcours ; et « en action », parce qu’elle sait se mettre en mouvement pour rendre tangible son désir et, dans l’idéal, ne souhaitant pas agir que seule, sachant solliciter son entourage par des demandes explicites et univoques.

Une société, qui favoriserait la quête du bonheur, l’autodétermination responsable et inviterait ses citoyens à devenir des sujets désirant en action, est une société dont la norme principale, véritable clef de voûte des autres normes, reposerait sur l’individuation : elle reconnaîtrait à tous ses citoyens une singularité, qui a le droit de s’exprimer et qui permettrait à tous et toutes de pouvoir le faire, en comptant pour cela sur l’appui des autres citoyens et sur les institutions de cette société. Cette société peut être qualifiée de profondément intégrative, créant du vivre ensemble pour des personnes forcément différentes. C’est l’exact contraire d’une société construite sur l’individualisme, qui oblige chacun de ses membres à se dépatouiller seul pour tenter d’arriver à des objectifs bien trop communs et parfois même bien trop vulgaires, comme ceux liés par exemple au seul accès à un consumérisme concurrentiel : la capacité à consommer, plus et mieux que les autres, serait le principal marqueur de la distinction sociale. Cette société peut être qualifiée d’agglomérative, créant du vivre simplement à côté les uns des autres (entre indifférence et concurrence), pour des individus interchangeables, parce que réifiés en une seule de leur dimension. Il est à se demander, en cette fin du premier quart de ce 21° siècle, entre ces deux dimensions, de quel côté les actuelles démocraties libérales autoritaires penchent ?

Quand une société prône et promeut l’individuation, comment considérer les normes qui l’animent ? Elles ne seraient considérées ni comme absolues ni comme relatives, mais comme se situant a minima. Une société ne peut pas exister sans être traversées par des normes, c’est la question de la force plus ou moins contraignante de ses normes qu’il faut se poser. Dans une société dite ouverte, profondément démocratique, où chacun peut être en quête d’une définition et d’une mise en acte singulières de son bonheur, les normes ne peuvent constituer qu’un plus petit dénominateur commun, à partir duquel les citoyens bâtissent leur quête, en s’appuyant sur la compréhension et le soutien des autres citoyens. Un exemple de norme a minima, dans le domaine des relations affectives et sexuelles, les considèrerait comme s’exerçant entre « adultes consentant ». Point de jugement sur le choix du ou de la partenaire ou sur les pratiques qui les uniraient. Juste une condition impérative, que cette relation unisse des adultes, dont le consentement serait explicitement recherché, exprimé et reconnu.

Si la conception d’une société, où prime l’individuation et des normes a minima, correspond aux leçons des Lumières et à une quête du bonheur singulier de chacun, mais soutenu par tous, ce qui revient somme toute à conférer à chacun le droit et les moyens de maîtriser son destin, devant cet idéal, que met en place le secteur du Travail Social dans la constitution de ses normes institutionnelles, pour le permettre (ou l’empêcher) ?